Le monde est irréconciliable. Cette phrase, qui m’est venue à l’instant, je ne sais pas très bien ce qu’elle signifie pas plus que je ne suis sûr, en fait, qu’elle signifie quelque chose et non pas rien. Mais alors, d’où vient la qualité de vérité qui me semble l’éclairer de l’intérieur ? Que le monde soit irréconciliable, cela ne signifie pas que nous ne puissions pas nous réconcilier avec le monde (si tel avait été le cas, j’aurais écrit quelque chose comme ceci : « nous ne pouvons pas nous réconcilier avec le monde » ou « je ne puis pas me réconcilier avec le monde »), c’est du monde lui-même qu’il s’agit et non de notre relation avec lui quand même, du monde, nous en faisons partie. Il y a quelque chose — une qualité, une propriété — dans le monde qui lui interdit de se réconcilier avec lui-même. Le monde n’est pas un tout ordonné, cohérent, qu’il s’agirait de dévoiler, de comprendre tel qu’il est en lui-même (indépendamment de nous) pour l’épouser et s’y tenir dans une parfaite quiétude, le monde n’est pas un tout et, s’il y a bien quelque chose comme une sorte d’unité dans ce que nous désignons par « le monde », il y a un sens à parler d’un monde et non d’une pluralité de mondes, ce n’est pas une totalité, pas une structure finie, mais le monde n’est pas fragmenté non plus, brisé, ce qui supposerait une unité perdue, à retrouver ou impossible à retrouver, non, le monde est comme cela, irréconciliable, c’est sa nature : le monde est la maison des contraires. Je pense tout haut en écrivant, je ne sais pas ce que je vais dire, je suis ici, dans la cuisine de la maison que nous avons louée pour les vacances, je me suis assis, et j’écris sans savoir ce que je vais écrire, sans avoir de préjugés quant à l’écriture, sans avoir de conception a priori de ce qu’est l’écriture, de ce que c’est pour moi qu’écrire, écrire ce journal, ni de certitudes au sujet de la frontière éventuelle entre les genres, l’essai et la fiction, pour le dire simplement, tout ce que je fais, c’est dérouler le fil de l’intuition, tâcher d’aller jusqu’au bout d’elle-même, essayer de comprendre ce qu’elle veut dire, essayer de comprendre ce que je veux dire, essayer de comprendre quelque chose à quelque chose. Pour aller au bout de mon idée, je change de pièce, monte à l’étage, m’installe au petit secrétaire qui se trouve dans notre chambre à coucher. De plus en plus, j’ai l’impression que les écrivains ne s’embarrassent pas de ce genre de considérations : ils écrivent pour défendre une idée, idée qui n’est même pas la leur, qui est dans l’air du temps, la guerre, le genre, la nature, il y en a toujours un petit stock en circulation, tout ce qu’il y a à faire, c’est choisir laquelle, c’est ce qu’on appelle « le travail de création », ils s’en emparent, ils en font un roman. C’est ce que la société leur demande et les écrivains sont de bons petits animaux domestiques, des bêtes bien obéissantes. C’est effrayant. Du moins, à moi, cela, cette façon de vivre, cette bureaucratie mentale, cela me fait peur. Pourquoi est-ce que cela ne fait peur à personne ? Peut-être parce que nous nous sommes habitués à cette bureaucratie mentale qui est la garantie d’un certain ordre dans lequel on espère que les contraires vont se neutraliser. On espère que les contraires vont se neutraliser parce qu’on pense que cet état de neutralisation des contraires, c’est la paix. Mais c’est faux. C’est une illusion. Il nous faut détruire cette illusion, détruire le filtre aveuglant qu’elle nous met devant les yeux. Il nous faut encore apprendre à tout voir de nos propres yeux.