Je gonfle à vue d’œil. Et ma capacité à ingurgiter n’a d’égale que mon incapacité à suivre les préceptes que me dicte la raison. Pourtant, ces derniers se tiennent là devant mes yeux, limpides, parfaitement intelligibles, mais c’est comme s’il y avait un gouffre infranchissable entre la pensée et l’action, comme si j’avais affaire à deux civilisations sans aucune commune mesure. Et cela n’a rien à voir encore avec la lourdeur de mon âme. Je me demande : l’énormité crasse de ma panse aurait-elle donc pour fonction de masquer la maigreur angélique de ma pensée ? Pas une idée ne peut sortir de cet esprit, rien ne s’y tient, rien ne s’y exprime, ne s’y fait sentir qu’un poids infiniment lourd jusqu’à la farce. Je ne comprends rien, je suis fatigué, j’en ai assez de la vie. Et pourtant, tout continue, avec ou sans moi, tout continue, quand moi je voudrais que tout s’arrête, que plus rien ne bouge, que plus personne ne parle ni n’agisse. Or, c’est le contraire qui se produit : toujours plus de gens en vie qui font toujours plus de choses, prononcent toujours plus de paroles, fabriquent toujours plus d’objets. Si une nuit, on croyait avoir fait le tour du pâté de maisons universel, on se lèverait le lendemain totalement dépaysé. Rien ne ressemble jamais à rien. Mais je ne sais même pas si c’est pour cette raison que je me sens si fatigué. Quelquefois, je pense que ma vie est finie, qu’elle pourrait bien durer encore un peu, des décennies même, cela ne changerait rien. Combien d’ailleurs vivent ainsi toute leur vie alors qu’elle est déjà finie, finie avant même d’avoir commencé ? L’autre jour, j’ai eu l’idée d’une sorte de roman, je l’ai considérée un instant, elle m’a paru bonne, et puis j’ai compris que je ne l’écrirai pas parce que je n’ai pas la force d’écrire pour rien, pour composer encore un texte que tout le monde va rejeter. Mais n’est-ce pas cela, précisément, la preuve irréfutable que ma vie est finie : l’incapacité à surmonter le néant ? Elle peut bien continuer, ma vie, il n’y a plus rien dedans. Je suis si fatigué qu’écrivant ces phrases, je ne ressens rien, je conçois leur sens clairement, je conçois tout ce qu’elles ont de tragique (une tragédie molle, pas antique, une tragédie bourgeoise post-moderne), mais elles ne causent en moi aucune émotion, nulle tristesse, nulle révolte non plus : je suis trop gros, trop vieux, trop bête. J’ai déjà essayé, et je n’ai pas réussi. Cette vie peut bien durer encore — c’est ce qu’elle fait, et il m’arrive de souhaiter, pour des raisons extérieures à ma seule existence, qu’elle dure encore, en effet —, elle n’est plus pour moi.