30.10.22

Les gens feraient mieux de se taire, et d’écouter, de regarder, de sentir le monde autour d’eux. Au lieu de quoi, les gens ont des opinions et, non contents d’en avoir, entendent les exprimer. Beaucoup d’opinions, toujours plus d’opinions, d’autant plus que, sur chaque sujet, il y a une opinion et l’opinion contraire et peut-être même des versions un peu nuancées entre l’opinion et l’opinion contraire. Quand tu considères, sur tel ou tel sujet — lequel ? cela n’a aucune importance, quand on les considère avec sincérité, on s’aperçoit que tous les sujets sont identiques entre eux —, les diverses opinions en présence (oui et non et toutes les fausses nuances entre oui et non) et que tu n’es convaincu ni par l’une ni par l’autre, est-ce que tout est identiquement inepte ou que tu es blasé au dernier degré ? Les deux branches de l’alternative sont-elles mutuellement exclusives ? Je ne pense pas, non. Comment ne pas être blasé quand tout est inepte ? Voilà, en quelque sorte, la question. Sur facebook, un type que je ne connais pas m’interpèle pour un mot qui n’est pas de moi dans « la titraille » (c’est le mot qu’il emploie et que je trouve très laid), de mon article sur Ni nature ni morte de Gérard Wajcman. Il me dit : « J’ai lu avec intérêt votre article sur l’essai de Gérard Wajcman et je vous en remercie » — comme si je lui avais adressé un manuscrit ou une lettre de motivation à quoi, du haut de sa prétendue autorité, il daignerait répondre, alors que c’est un article dans la presse, article qu’il n’a pas lu, pas lu ou pas compris, c’est idem, sinon il parlerait d’autre chose et non encore et encore de la même chose, mais les gens ont un cerveau qui fonctionne bizarrement — et puis se lance dans une tirade sur le sens du mot « vandalisme », que donc je n’ai pas employé. Ce que je lui dis pour mettre un terme à cette (non-)conversation. Je me demande pourquoi il me parle de cela, alors que ce n’est pas le sujet, alors que c’est tout sauf le sujet : quand j’ai rédigé l’article, je me suis servi de l’exemple des activistes qui ont jeté de la soupe sur les tournesols de van Gogh pour attirer l’attention sur la nature morte, et le livre de Wajcman, mais évidemment les gens ne s’intéressent qu’à la polémique. (Comment il disait, l’autre, déjà ? Ah oui, « le fait divers fait diversion. ») Le lendemain, je découvre qu’il a écrit une chronique dans le même journal pour défendre ce geste de jeter de la soupe sur le van Gogh, geste qui, conclut-il dans un raisonnement passablement fallacieux, rendrait encore plus beaux les tournesols après qu’on a essuyé la soupe qui avait taché la vitre derrière laquelle ils sont protégés. Fort heureusement protégés de la bêtise, ai-je envie de dire. Et je le dis. Qu’est-ce que la bêtise, en effet, sinon le fait que toute notre attention soit focalisée sur nous-mêmes, et que nous ne sachions rien voir, rien entendre, rien sentir que nous-mêmes, que ce qui nous concerne dans l’immédiateté buzzocratique ? D’où l’obsession du temps présent qui justifie tout. Et nous rend incapables de voir dans les œuvres, dans ce qui nous entoure, autre chose qu’un support de communication pour nos opinions déjà faites. Nous rend incapables de voir dans le monde autre chose que l’image de nous-mêmes que nous projetons dans le monde.  (Te souviens-tu de cette citation sous le portrait de Kant qui ornait la couverture de la Critique de la raison pure dans l’édition Quadrige : « Nous ne connaissons des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes » ? Des idéalistes devenus bêtes et méchants, voilà ce que nous sommes.) Au nom d’une cause, d’une colère, d’une angoisse (les nouveaux noms du Bien), nous nous autorisons à tout traiter en objet utilitaire. Il n’y a plus rien qui échappe au règne de l’utile, du fonctionnel, de l’efficace, du rentable. L’exploitation est universelle et qui la dénonce se trouve endosser à son tour le rôle de l’exploiteur. Même une fragile nature morte ne doit pas échapper à notre boulimie opiniâtre, à notre soif de bavardage, à notre exigence de rentabilité des choses. Pour vraiment dire quelque chose, pour vraiment attaquer le capitalisme, puisque c’est ce qu’on prétend faire avec une maladresse confondante, il faudrait faire un pas de côté, déplacer le centre de gravité de notre monde, mais la vérité est que l’on n’en est pas capable, que l’on ne sait pas parler autrement que dans la langue du capitalisme, la langue de l’exploitation. C’est la seule langue qu’on apprenne désormais à parler. Nos dépouilles mortelles peuvent devenir du compost, nos tableaux servir de support de communication, tout doit obéir au règne de l’exploitation, de l’utile, de la rentabilité. Qui essaie de prendre de la distance par rapport à ce règne, de créer un déséquilibre, qui essaie d’apprendre à parler une autre langue, a fortiori une langue qui n’existe pas, de forger un autre vocabulaire, se condamne à l’incompréhension. Et j’ai beau essayer de parler d’autre chose, c’est toujours de la même chose qu’on me parle. Toute profondeur doit être immédiatement aplanie, toute tentative de la trouver se voit annulée dans le moment même de sa recherche. À Séoul, plus de 150 personnes sont mortes dans la célébration d’une fête qui n’est pas la leur, mais que l’ordre capitaliste mondial (OCM) leur impose de célébrer. Face à l’océan, plage de la Grève bleue, je réalise le projet que j’avais conçu un peu plus tôt dans la journée de me tenir seul, quelques minutes face à l’océan. Je regarde au large la forme des îles que le temps ne dissimule pas totalement. Le temps de cette considération, je m’imagine habitant une île qui peut-être n’existe pas et me dis : « Tout homme est une île. » Ensuite, dans le sable, j’écris ce mot : « île », prends l’inscription en photographie avant de l’effacer.