3.11.22

Le monde est plus beau à la télévision. Pour la dame de la boutique, cela ne fait aucun doute. Elle qui n’était pas d’ici, c’est en regardant le reportage de tf1, qui est venu tourner dans sa boutique, précise-t-elle, qu’elle a pris conscience de la beauté de sa région. Qui lui fait penser aux paysages d’Irlande qu’elle a vus à la télévision. Et au fond, peut-on réellement lui donner tort ? Comme les photographies que l’on voit sur instagram, le reportage de tf1 montre de la réalité une version éditée qui permet de mettre en parenthèses tout ce qui est disgracieux, tout ce qui ne cadre pas avec l’idée que l’on veut donner de la France, de la France ou de n’importe où.  On gomme, on estompe, on arrange : y a-t-il des travaux et des ouvriers affublés de grotesques tenues fluorescentes sur la gauche, qu’à cela ne tienne, il suffit de tourner l’objectif vers la droite, et tout ce qui est laid disparaît. Au fond, elle a raison, la dame de la boutique : une fois mise en scène, la réalité est plus belle et on peut l’aimer parce qu’on peut la voir désormais à travers le filtre de l’image. Que la réalité soit plus belle filtrée, cela est indiscutable, en effet, mais elle est moins réelle aussi. Et tf1 et instagram sont des idéologies comme les autres (l’intersectionnalisme ou le fascisme, que sais-je ?), dont le principe fondamental est de refuser la réalité telle qu’elle est pour en fournir une image acceptable ou détestable. Il ne s’agit ni de regarder ni de montrer les choses telles qu’elles sont, mais de les faire voir telles qu’on voudrait qu’elles fussent, que ce soit pour en faire la louange ou le blâme. Inversement, on a tort de penser que les individus sont libres de leur choix : tout dans la société est à l’œuvre pour informer ce choix et il faut faire des efforts considérables, des efforts qui sont probablement impossibles à réaliser complètement, pour parvenir à se désolidariser de tous les mécanismes par lesquels nous sommes déterminés à agir. Que la dame de la boutique puisse aimer l’endroit où elle vit parce qu’elle l’a vu à la télévision, cela ne signifie pas qu’elle est une imbécile mais que, pour elle, la télévision est une source de valeurs contraignante (ses goûts sont déterminés par ce qui est valorisé ou dévalorisé à la télévision). Elle n’aime pas parce que c’est beau, elle aime parce qu’on lui a dit que c’était beau. Quand je parle de « la société », je n’entends une entité abstraite, désincarnée, mais l’ensemble des institutions et des mécanismes de leur fonctionnement qui déterminent les individus à sentir, penser, agir, etc. La télévision est l’une de ses institutions, la famille, la communauté ethnique, la communauté religieuse, la communauté sexuelle, l’entreprise en sont d’autres. La réalité est que la démocratie (ce n’est qu’un nom parmi d’autres, je pourrais aussi « la commune » ou « la liberté ») est comprimée par de telles institutions qui interdisent la possibilité de sa réalisation. Pour accomplir la démocratie (ou « la commune » ou « la liberté »), il faut mettre à bas les institutions telles qu’elles existent et inventer des formes nouvelles d’organisation de la vie commune.