Quelque chose, mais quoi ? Pendant que partout dans l’univers, l’univers connu, c’est de lui dont je parle, on s’évertue à justifier les comportements les plus choquants au nom de principes supérieurs irréfutables et indiscutables (ils sont indiscutables principalement parce que l’on refuse de les ouvrir à la réfutation), je tâche d’ouvrir les yeux, et de les garder ouverts, et ce n’est pas une métaphore. La démocratie a beau sembler plus faible que le totalitarisme parce que, s’élaborant par la conversation, elle n’est jamais finie — en démocratie, il n’y a rien dont on ne puisse discuter —, cette infinitude de la conversation est en réalité sa force, et tant pis si la démocratie conçue en ce sens est une utopie. Mieux vaut l’irréalité de l’utopie que la réalité de l’oppression. Il n’y aura pas de messie à la fin de l’histoire, notamment parce qu’il n’y a pas de fin de l’histoire, et que les messies ressemblent plus à des vessies qu’à des lanternes. Pas de fin de l’histoire, pas de fin de la conversation. Dites oui au non. Ne cessez pas de penser parce qu’on vous dit que c’est comme ça et pas autrement : les faits ne parlent pas d’eux-mêmes, les faits sont muets. Dans l’univers connu, nous sommes les seuls à parler. Et c’est notre tâche de ne pas cesser de parler. Qui veut mettre fin à la conversation ne veut pas tant cesser de parler qu’empêcher l’autre de prendre la parole. Tout comme la démocratie est une conversation, le totalitarisme est un monologue : toujours, on interdit à l’autre de parler, au nom des faits, au nom de dieu, au nom de la loi, au nom de l’état. Tous les noms sont bons parce que tous les noms sont interchangeables. Tous les noms sont interchangeables parce que tous les noms signifient la même chose : la fin. Est-il étonnant que nous soyons si violents avec le langage, lui qui est ce que nous avons de plus intime ? Et au cœur de notre plus intime, se trouve ce qu’il y a de plus public. Nous sommes seuls et pourtant, nous sommes indissolublement liés à tout. Nous sommes indissolublement liés à tout et pourtant, nous sommes seuls. La fin de l’histoire ne sera pas le terme de notre solitude. Mais combien faut-il porter en soi de désespoir pour vouloir en finir — une bonne fois pour toutes. Phrase qui n’est pas une question : nous savons combien, nous l’avons déjà ressentie cette masse sombre qui nous submerge, nous étouffe. Ne pas nous laisser détruire par le néant, voilà une des tâches que nous devons confier à notre langage. À notre langage, c’est-à-dire : à nous-mêmes. Ne pas nous laisser envahir par le néant, conquérir par le néant, anéantir par le néant. Former des parcelles, des péninsules, des mondes. Tout ce que tu trouves pour ne pas te couper la langue.