La question n’est pas : Comment le sublime peut-il côtoyer l’abject, le grandiose, le trivial ? Le problème que pose notre place au monde vient de la perplexité dans laquelle nous plonge cette question. Or, cette question ne devrait pas nous rendre perplexe. Le problème n’est pas de répondre à la question : Comment la beauté peut-elle bien côtoyer la laideur ? mais de comprendre que la question ne se pose tout simplement pas. Et non seulement de le comprendre, mais aussi de l’admettre, et non seulement de l’admettre, mais encore de l’embrasser. Ne pas reconnaître, accepter et embrasser le fait que la réalité n’épouse pas nos désirs, que la vie n’est pas belle ou hideuse, et puis c’est tout, ne rend pas la réalité moins réelle, mais fausse la conscience que nous en avons. Ce fait est le seul fait, le fait primordial, tous les autres découlent de lui, de ce fait originel en tant qu’origine de mon rapport au monde. Ce qu’il faut parvenir à embrasser, c’est cette vérité, si banale qu’elle nous rebute trop souvent, cette vérité d’après laquelle la beauté ne se contente pas de côtoyer la laideur ; beauté et laideur sont simultanées, elles coexistent sans solution de continuité dans cet unique et même monde qui est le nôtre. Le sublime et l’abject, le grandiose et le banal ne sont pas des moments distincts, des mondes séparés, mais la matière constante de la réalité. Il est tentant de cloisonner l’univers dans lequel nous vivons en sorte de fabriquer des mondes qui ne communiquent pas entre eux — toute la vie sociale est construite sur ce modèle monadologique de sectes religieuses, de clans ethniques, de classes sociales, etc. qui ne peuvent pas communiquer entre eux, modèle qui obéit une logique qui cherche à naturaliser les catégories conventionnelles, à essentialiser le produit de décisions arbitraires —, mais c’est trop confortable, trop rassurant, trop commode pour être vrai. C’est ce qu’écrivait Musil : « Le contradictoire ne peut être vrai, mais il peut être vivant. » Nous ne vivons pas au pays des principes, pays où la contradiction n’a pas sa place, où la non-contradiction est le fondement même de la rationalité, nous vivons dans un monde où la contradiction est une constante et où, dès lors, la rationalité ne consiste pas à éliminer la contradiction (la contradiction est indépassable), mais à la comprendre, l’admettre et l’embrasser. En ce sens, la logique et l’éthique ne sont qu’une seule et même entreprise dont le but est de comprendre le monde et d’y trouver sa place. Reconnaître que la réalité est comme elle est, cela ne signifie pas aimer la réalité, aimer la réalité comme elle est, mais c’est la première étape sur le chemin du monde. (Le vrai réalisme n’est pas réaliste, le vrai réalisme est utopiste.) Dans ce monde il y a Austerlitz et la technoparade improvisée un mercredi soir à minuit par le voisin du dessus. Et il est vrai que ces deux dimensions de la réalité sont irréconciliables. Quel lecteur de Sebald serait, en effet, assez dérangé pour gravir les marches qui séparent son palier de celui de l’étage supérieur et entreprendre une conversation sur l’esthétique et son antithèse parasitaire avec des individus qu’une consommation excessive et répétée de boissons alcoolisées et autres produits psychotropes a manifestement plongés dans une anesthésie mentale totale et incurable ? Un peu de sagesse et des bouchons d’oreille ne sauveront pas le monde, non, ils permettent néanmoins de lui survivre quelques instants de plus et d’élaborer une éthique qui embrasse les contradictions du réel pour les dépasser, pour inventer quelque chose de neuf sur leur dos même. Cette éthique fait sienne notamment l’aphorisme de Musil que j’ai évoqué un peu plus haut et elle s’efforce d’adopter la stratégie développée par Cage qui permet d’accepter et de s’approprier les stimuli parasites — si tous les sons sont égaux, cela ne signifie pas pour autant qu’ils sont également bons (cf., par exemple, la critique acerbe de Glenn Branca) —, elle se constitue ainsi à deux niveaux simultanés : le niveau général qui permet une compréhension des choses dans leur ensemble et le niveau particulier qui permet d’adopter la bonne (ou, peut-être : la moins mauvaise) attitude en réaction à chaque situation donnée où notre sens esthétique, éthique, logique est violenté. Elle n’est pas niaise et béate, elle essaie de se frayer un chemin dans un environnement hostile. Elle est maximaliste en cela qu’elle invite tout le monde a se révolutionner soi-même et elle est minimaliste en cela qu’elle sait qu’il faut se débrouiller face au pire que l’espèce humaine ne manque jamais d’accomplir. Fini Austerlitz à l’instant. Vertigineux chef-d’œuvre. Cette page écrite en écoutant le quatuor Alban Berg jouer La jeune fille et la mort et Rosamunde.