D’une époque qui estime que le summum de l’art, un art beau et poétique, puissant et politique, est un dessin au pochoir sur un mur qui figure un homme dont on s’attendrait à ce qu’il soit en train de jeter un cocktail molotov mais en fait c’est un bouquet de fleurs, qu’attendre ? Rien. Aussi, ai-je commencé un livre ce matin. Un livre qui restera peut-être lettre morte comme tant d’autres (quatre au moins), mais qui existe d’ores et déjà à l’état de brouillon, sans titre, sans agent, sans contrat, sans argent, sans rien d’autre que lui-même, la force propre qu’il n’aura pas s’il n’existe pas ou celle qu’il aura s’il existe. Aussi, ai-je commencé, mais pas ainsi, ai-je commencé, manière de dire que ma relation à l’époque me plonge souvent dans des abîmes de perplexité, je le dis sans craindre de rougir, comme si j’étais toujours dans une position inconfortable face à elle, en déséquilibre : qu’en dire ? faut-il seulement en dire quelque chose ? d’autant que, fondamentalement, il n’y a rien à en dire, mais alors que faire, elle existe, faut-il se soumettre à sa domination sans autre forme de procès, rien que le procès en annihilation de la finesse, de la nuance, de la légèreté, de la profondeur qu’elle intente à qui ne parvient pas à s’en contenter ? M’est-il arrivé d’envier qui s’y sent à l’aise, comme chez soi ? Oui, bien sûr, j’ai déjà fait état plus d’une fois dans ce journal de mon envie d’être normal, de me voir remettre moi aussi un brevet de normalité, délivré par la société, tamponné, en bonne et due forme, comme qui se verrait remettre un certificat de non-binarité par l’État, mais — et je conçois que cela puisse sembler imbécile, c’est-à-dire : prétentieux — j’ai l’impression que, si tel était le cas, ma contribution à la vie serait moindre. Je dois être fou, sans aucun doute, qui d’autre qu’un fou raisonnerait ainsi ? Aussi, et pas ainsi, ai-je écrit, car ce n’est pas de cela que je veux parler dans mon livre, même s’il me faut bien le faire dans ce journal. Souvent, je voudrais fuir, loin, fuir le plus loin possible, mais il n’y a nulle part où aller, où que tu ailles, l’époque te précède, c’est la vie, c’est ta vie, et il n’y en a pas d’autre. Ou alors, il faut l’inventer. Et qu’est-ce, cela, l’invention de la vie, sinon la tâche de l’écriture ? Un livre doit être un chemin, un autre chemin, une route inconnue. Nous écrivons toujours dans les pas des autres, de qui nous a précédé sur la voie de notre désir, même le premier écrivain dût écrire dans les pas de sa tribu, dans le vocabulaire qui était intelligible pour elle, mais nous devons porter notre langue un pas plus loin, la faire avancer. N’est-ce pas absurde de continuer à croire au progrèsde la sorte ? Mais que faire d’autre qui ne soit cynique (et regarde, les cyniques sont partout, ils occupent le terrain, ils font des affaires, ils ont le pouvoir) ? L’autre jour, dans le carnet au bison rouge, j’ai écrit les phrases que voici : « Je ne crois en rien. Quelquefois, il me semble que c’est une lacune, d’autres fois, que c’est une chance, et ne sais jamais qui de moi a raison. » Et c’est vrai, à ceci près que je crois, en vérité, en quelque chose, en ce sens du progrès auquel, à moins de renoncer au langage (ce que, soit dit en passant, l’immense majorité a déjà fait), nous ne pouvons pas renoncer.