Tous les jours à l’écriture. Que faire d’autre ? Non que le reste ait moins de valeur — qui dira en effet que faire l’amour, s’aimer, élever l’enfant, l’aimer, jouir de l’existence, marcher, écouter de la musique, boire du vin, que sais-je, a moins de valeur qu’écrire ? —, alors reformule la question : comment ne pas le faire ? Commençant hier le livre de Bernard Collin, Copiste, dont P. m’avait parlé il y a plusieurs années de cela, livre qui est composé des cahiers dans lesquels, tous les jours depuis la fin des années 1940, l’auteur écrit 22 lignes, j’ai été pris du désir de copier le copiste, et d’écrire à mon tour, tous les jours, 22 lignes dans un petit cahier, jusqu’à ce que ma mort s’en suive, et j’avais même trouvé un nom à la chose — « spirale, le matin » —, avant de me rendre compte, m’apercevant après fouille dans les tiroirs que je n’avais pas sous la main les cahiers adéquats à un tel projet, que cela, hors le dispositif matériel de la chose, pour ainsi dire, après tout, chacun le sien, non ? je le faisais déjà, ici même, dans les pages de ce journal. Le livre de Collin, va-t-il me tomber des mains dès lors ? Cela, je l’ignore. Si l’on me posait la question de savoir pourquoi j’écris tous les jours les pages de ce journal, je serais bien en peine de répondre autre chose que des inepties du genre : « Pour défier le temps qui passe », « Pour justifier l’existence », « Pour découvrir le sens de la vie » ou je ne sais trop quoi d’autre, cela, il n’est guère besoin d’écrire pour le faire, d’innombrables activités peuvent tout aussi bien faire l’affaire. Et peut-être y a-t-il là un élément de réponse : l’écriture est une activité comme une autre et, pourtant, ce n’est pas une activité comme une autre, donc, c’est une activité comme une autre puisque toutes les activités ne sont pas des activités comme les autres. Il n’y a pas d’essence supérieure de l’écriture, pas plus qu’il n’y a d’essence spéciale de l’art, c’est certain mais ne suffit pas pour autant à épuiser la question : Pourquoi est-ce que j’écris tous les jours ? Si la réponse, c’est ce qu’il me semble, se trouve effectivement dans les pages, nombreuses désormais, que j’écris sous ce titre un peu trop insignifiant à mon goût — « journal » — mot qui désigne trop de choses pour avoir le sens que je lui donne quand je l’écris et auquel on ferait mieux de n’en donner aucun —, elle ne s’y trouve pas sous la forme d’une phrase unique, elle s’y trouve sous la forme d’un processus continu, sous la forme de l’œuvre même. L’œuvre n’est pas le produit fini que livrent à intervalles réguliers, tous les deux ans en moyenne, les producteurs qui viennent garnir les étals du marché aux livres, ce n’est pas non plus la somme des papiers qu’à sa mort le grand écrivain laisse aux chercheurs du futur, l’œuvre, c’est, consciente de soi, le déroulé, la continuité, le procédé, le progrès, le quotidien, la banalité, l’ordinaire, et l’extraordinaire, et le mystère, et la vérité, et le génie qui se font jour dans le mouvement lent, quasi immobile, des jours qui se suivent.