Entre avant-hier et hier, j’ai écrit un poème, et ce qui m’étonne avec ce poème, avec ce poème comme avec d’autres poèmes que j’ai écrits, pour ne pas dire tous les poèmes que j’ai écrits, c’est que je n’ai pas vraiment l’impression d’avoir voulu écrire ce poème, quelque chose vient qui n’est pas voulu en tant que tel, quelque chose de plus profond que moi, de plus profond que ma conscience, me semble-t-il, sans que cela soit pour autant inconscient, je ne suis pas en train d’essayer de revitaliser la psychanalyse moribonde, cela ne m’intéresse guère, mais qui est de l’ordre de la langue même. Quand j’écris, ainsi, c’est moi qui écris, bien évidemment, mais je ne veux pas écrire ce que j’écris, tout se passe comme si, au contraire, c’était la langue qui voulait être écrite et se servait de moi pour ce faire. De là à une forme d’animisme qui aurait pris le tournant linguistique, il n’y a qu’un pas que je ne ferai pas parce que je suis immunisé contre ce genre de superstitions, mais je ne peux pas nier qu’il y a quelque chose de cet ordre, oui, je le répète, la langue qui linguise, cherche tous les moyens de ce faire, de se faire entendre, lire, que sais-je ? tous les moyens dont moi, qui ne suis qu’un canal de diffusion, qu’un vecteur. Tout ce que je fais, c’est prêter la vitalité de ma vie à la langue pour qu’elle ne meure pas. Qu’est-ce à dire ? Que les autres tuent la langue ? Peut-être, je ne sais pas, mais les langues ne meurent pas toutes seules, assurément, elles ne meurent pas de leur belle mort, non, elles tombent en désuétude, en ruines comme les temples où les oracles jadis prenaient la parole, un jour la Pythie parle et ses phrases incompréhensibles n’émeuvent plus qui les entend, ne les met plus en mouvement, qui demeurent inertes en entendant sa voix. Ce n’est pas la même chose que le silence. Encore, si elle ne disait rien, la Pythie, qui l’entend ne rien dire pourrait croire en quelque profondeur supérieure. Non, ce qu’elle dit ne veut plus rien dire, ce qu’elle dit est privé de vie, comme les membres épars d’une colonne dispersés à terre, pour qui n’en a pas le plan en tête, ne sont pas les membres d’une colonne mais des morceaux de pierre insignifiants. Je me souviens qu’un jour, enfant, j’avais découvert, enfouis dans le sol d’une campagne grecque, des tronçons de colonnes qui étaient tombés dans l’oubli après avoir servi à la construction d’autres édifices, probablement turcs, et ce qui m’avait frappé, c’est que, ces morceaux de pierre, que je voyais moi comme les parties d’une colonne, leur reconnaissant donc une dimension sacrée, d’autres que moi avaient pu y voir un matériau de construction facilement disponible et bon marché, de la matière privée de vie, de la matière inerte. C’est ainsi que le sens périt et que les langues meurent : personne ne les assassine, elles tombent en désuétude, dans l’oubli. Que je sois la mémoire vive de langue.