À l’arrêt Rennes-Littré, en haut du boulevard du Montparnasse, un homme hurle 18 MINUTES POUR AVOIR UN BUS ! MERDE ! J’AI DÉJÀ ATTENDU 20 À L’AUTRE ! MERDE ! IL FAUT FAIRE QUOI ? IL FAUT FAIRE QUOI ? semble se calmer et puis MERDE ! MERDE ! MERDE ! IL N’Y AVAIT PAS D’AUTRES TRAJETS POSSIBLES ! MERDE ! MERDE ! et tout est parfaitement rationnel dans son discours, tout est cohérent, tout jusqu’à la folie. À quoi tient la destruction d’une civilisation ? À quoi en prend-on conscience ? Dans le cimetière du même nom que je traverse, j’entends de la musique : quelqu’un est en train de se faire enterrer au son d’El condor pasa de Simon & Garfunkel. Et je me demande : est-ce un requiem ? Non, ce n’est pas un requiem. Qui comprend le sens d’un requiem ? Je passe devant les funérailles de cet inconnu qu’une jeune femme pleure à chaudes larmes et me demande au son de quoi, moi, si je voulais me faire enterrer au son de quelque chose, au son de quoi, moi, je voudrais me faire enterrer, et je pense à cette pièce de Morton Feldman, For Bunita Marcus, dont Feldman dit qu’elle est liée à la mort de sa mère, qu’elle est l’expression de quelqu’un qui s’attarde, d’un fils qui ne veut pas que sa mère meure, d’un compositeur qui ne veut pas que sa pièce s’achève. Dans l’interprétation de Aki Takahashi. Mais qui aurait la patience d’enterrer quelqu’un pendant 75 minutes, la durée de For Bunita Marcus ? Pourtant, qu’est-ce qu’un requiem sinon un délai, un retard, une remise à plus tard de la séparation ? Passons encore un peu de temps ensemble, avec la mort, avant que le défunt ne soit définitivement plus parmi nous. Défunitivement. Une mort sans violence, une destruction sans grande explosion, quelque chose qui s’étiole, on comprend de moins en moins le sens de ce qui, naguère encore, paraissait évident, commun à tout le monde, et aujourd’hui ne l’est plus pour personne ou presque, des messages qui déferlent et ne veulent rien dire, poussent des masses toujours plus grandes à la folie, tout qui dysfonctionne et s’enfonce peu à peu dans un chaos banal et insensé, voilà comment finit la civilisation. Oh, moi, je ne veux me faire le gardien de rien du tout. Je ne déplore pas la mort de la civilisation, je la constate, j’en prends note, et je continue de parler dans ma langue morte. D’autant plus belle, peut-être, qu’elle est morte. Si je pleure, c’est un rhume, pas un requiem. Entre funérailles et l’arrêt de bus, j’ai marché dans les rues de Paris. Le temps hivernal, on se dit qu’il pourrait neiger dans quelques jours, peut-être, me rendait souriant et tout me semblait parfait. Je me suis dit : même si tout est loin d’être parfait, je crois que je suis heureux d’être ici, et je l’ai écrit à Nelly qui m’a répondu : moi j’en suis sûre. C’est bientôt Noël, et la fin de l’espèce humaine aussi, à ce que l’on en dit.