Iggy Pop fait de la réclame sur instagram, Nick Cave (lui aussi) vend de petits objets à son effigie, Moby (lui aussi) a les mots ANIMAL RIGHTS tatoués en grosses lettres noires sur les bras, et moi, moi je ne vois d’autre moyen, pour interrompre le continuum de ce désespoir et l’exposition à ces naufrages glorieux, que de rejouer la mélodie de « Goodbye Porkpie Hat » de Charles Mingus pour la cinquante-neuvième fois au moins en vingt-quatre heures tout au plus alors qu’elle n’est jouée que trois fois sur Mingus Ah Um. Quand je compare mon interprétation à celle du grand Charles superposant mon interprétation à celle du grand Charles pour voir si ça marche, je m’aperçois que non, que je la joue beaucoup plus vite, beaucoup trop vite. Sur le disque, ça traîne, ça s’attarde, c’est le blues le plus lent, les musiciens ajoutant encore un peu d’air, un peu de vide entre les notes, les retardant d’un quart de quart de quart de temps pour que la note tombe juste après le temps et pas tous tout à fait en même temps non plus, et cette désynchronisation infime accentue encore le plus lent du blues le plus lent. Ça, c’est un requiem, me dis-je. Incroyable, j’ajoute, ce que l’on peut faire à partir de quelques notes de blues en mi bémol mineur. Comment jouer si lentement ? Comment être si lent ? Est-elle seulement encore possible cette lenteur-là, infiniment lente ? Est-ce seulement encore possible d’attendre le temps dans le temps, de prendre le temps de cette lenteur-là, qui n’est pas paresse, qui n’est pas mollesse, qui n’est pas faiblesse, mais patience : prenons-le, le temps, non pas per fare niente, mais pour prendre possession du temps, pour nous emparer du temps ? D’où donc ces notes qui ne tombent pas tout à fait sur les temps, mais qui sont au bon moment, qui font avancer le temps par lenteur. Est-elle seulement encore possible, cette lenteur, à une époque qui fantasme la vitesse tout en faisant l’éloge de la faiblesse ? Des mœurs plus délicates, me dis-je, faisant le tour du jardin du Luxembourg en courant, quelque chose de dandy (et tant pis si ce mot-là de « dandy » est usé, déchiré comme les voiles de Brummell, j’ajoute ce commentaire en consignant par écrit mes remarques composées en mouvement), ce ne sont pas choses naturelles, mais qui se cultivent, au contraire. Et, pensant encore à la ville où j’ai élu domicile, malgré le vacarme des sirènes de la police, motards qui soufflent dans leur sifflet sans jamais penser à Lester Young, je me dis qu’ici, oui, cette culture peut exister, en tout cas, je sens que je la puis mettre en œuvre, mais avant, avant quoi ? avant, il faut que je perde du poids. N’ayons pas peur de passer du sublime au trivial en quelques phrases à peine, car ainsi est la vie. Traces de café au fond de la tasse « Firenze ». Silence.