Cette nuit, j’ai rêvé que je croisais un homme à l’allure étrange. Il semblait âgé (il avait le crâne dégarni et les cheveux gris) et portait un pull à motif écossais en losanges dans un dégradé de bleu qui me rappela ce gilet que j’aimais beaucoup, mais que je n’ai dû porter qu’une ou deux fois à Marseille alors que je le mettais si souvent avant de partir, à Paris. Ô mœurs, ô liquettes ! L’homme étrange m’appela à lui et me remit quelque chose que je ne reconnus que lorsque je l’eus en main. C’était un morceau de mâchoire, auquel un bout de tendon tenait encore un peu, chair visqueuse, que j’enlevai avec les doigts, comme un os d’animal, mort depuis peu, mais pas sanguinolent. Il avait sorti cet os d’une sorte de porte-monnaie où je supposais qu’il y avait encore d’autres semblables morceaux d’animaux (d’animaux ou d’humains). Regardant l’homme étrange encore une fois, je me dis qu’il était couleur poussière et me mis à crier : IL EST SALE ! IL EST SALE ! MON DIEU QU’IL EST SALE ! très fort, et non seulement pour attirer l’attention des passants qui se trouvaient en même temps que moi dans cette rue (il y en avait même si je ne les voyais pas), mais aussi parce que j’étais réellement dégoûté par ce que je venais de vivre, que toute l’apparence et tout ce qui émanait de cet homme étrange, sa personnalité, l’impression d’antiquité qu’il dégageait, tout me répugnait profondément. Est-ce que, dans le rêve, je me suis retrouvé en contact physique direct avec lui, est-ce qu’il m’a pris dans ses bras, raison pour laquelle je me serais mis à crier ? Je le crois, sans pouvoir en être tout à fait certain. Le rêve s’acheva sur ce sentiment de terreur causée par la laideur de l’homme bleu poussière, la viscosité de la chair, la saleté de tout. Ce matin, confronté encore une fois à l’étrangeté du monde dans lequel il m’a été donné de naître (je note qu’aujourd’hui, l’étrangeté, ce n’est pas à moi que je l’assigne, mais à l’autre, au monde, comme à l’homme bleu poussière dans mon rêve), plutôt que d’y penser sérieusement, je tâche de me souvenir du rêve dont je me suis efforcé de mémoriser les moments clefs au réveil. Que devrais-je faire, en effet, à quoi devrais-je m’adonner pour ne plus percevoir le monde comme étrange, pour ne plus voir dans le monde son étrangeté ? Vivre comme tout le monde, allumer la télévision dès le matin, comparer le bilan carbone d’une heure de streaming à celui d’un livre de poche, traduire mes pensées en écriture inclusive pour n’offenser personne (mais moi, qui se soucie de ne me point offenser ?), quoi ? Rien. C’est pour ce rien que j’ai pensé à mon rêve plutôt qu’à autre chose, moins pour l’interpréter que pour accueillir la puissance fabulatrice de mon esprit. Une vidéo que R. partage de Thelonious Monk jouant « Caravan » seul au piano en concert me rappelle à quel point ce musicien a pu me fasciner, à quel point son excentricité est belle — parce que sincère, sincèrement folle — et que j’aimerais écrire un livre qui s’intitulerait, Les chapeaux de Mr. Monk.