6.12.22

Hier, les parents mécontents de la classe de Daphné ont triomphé. Ils ont réussi à faire suspendre une intervenante chargée de l’enseignement de la poésie à l’école, que certains enfants jugeaient agressive (ils s’en étaient plaints à papamaman, ces chers bambins). Il faut dire qu’elle a le tort de leur faire apprendre des poèmes de René de Obaldia, des fables de Jean de La Fontaine, des chansons de Charles Trénet, et — ô folie, à leur âge, a-t-on idée ! — des extraits d’À la recherche du temps perdu, toutes littératures auxquelles les enfants, eux, innocentes et pures petites âmes, ne prennent pas la peine de s’intéresser. Il n’est jamais trop tôt pour apprendre qu’il y a plus important que la poésie dans la vie. Ainsi, quand Daphné a récité les passages extraits de l’épisode de la madeleine de Proust que l’enseignante lui avait demandé d’apprendre, nous a-t-elle dit, ses camarades ne l’ont pas écoutée, mais ont chahuté ; c’est bien de leur âge, après tout. Sur la messagerie Whatsapp de la classe où les adultes bienveillants échangent informations et ressentis, hier au soir, des parents ont confié qu’apprenant la nouvelle, leur enfant était, je cite, « ravi ». Et, effectivement, comment ces enfants ne le seraient-il pas puisque c’est eux qui possèdent le pouvoir ? Ils seront libres, ces anges, libres de se faire des doigts d’honneur et de se dire « cheh » en paix (c’est « inventif, vivant, métissé », comme on dit dans le journal). Et c’est cela, je suppose la créolisation : on se débarrasse des personnes bizarres qui enseignent la poésie et on les remplace par, en fait, on ne les remplace pas, à la place des heures de poésie perdues, il n’y aura rien, rien que l’univers ordinaire des noms de marque, Pikachu, Harry Potter, Squishy, Nike, Mbappé, la vraie vie, quoi. Face à ces forces mondiales, que pèsent la confiture de groseille de la grand-mère de René de Obaldia, le débit de l’eau et le débit de lait de Charles Trénet, la cigale et la fourmi de Jean de La Fontaine, le petit gâteau en forme de coquille de Saint-Jacques trempé dans une infusion de thé ou de tilleul à Combray par la tante de Marcel Proust ? Même pas le poids d’une plume, à dire vrai. L’École, les Parents, la Société, tout cette clique bienveillante se fait un devoir de raser l’esprit des enfants, de ne surtout rien mettre dedans qui pourrait constituer une ouverture, un horizon, quelque chose de différent. Il faut que les esprits soient purs, immaculés, prêts à recevoir ce que le monde leur destine : le néant absolu qui viendra enrichir un peu plus le capital. Hier au soir, recevant enfin mes exemplaires d’Et partout c’est la guerre, j’ai montré mes livres à Daphné, les huit que j’ai écrits, et quand je lui ai fait voir qu’ils lui étaient dédiés, à sa maman et à elle depuis qu’elle est née, elle m’a semblé émerveillée. Je suis un mauvais père, ma fille, mais je t’aime, — c’est vrai.