Plusieurs idées me sont venues que j’ai écartées méthodiquement pour n’en garder aucune, pour mettre ce rien au grand jour, ce rien que m’inspire le monde. Me drapé-je dans ma dignité ? On peut dire la chose ainsi, oui. N’est-ce pas ce que me reprochait déjà ma mère, non sans une pointe d’ironie, quand elle me reprochait, me reprochait quoi ? je ne sais plus, tout, d’être comme j’étais, d’être comme je suis ? Je ne sais plus. Est-ce donc que je me drape dans ma dignité ? Dire la chose ainsi, n’est-ce pas aussi laisser entendre que cette dignité que l’on affirme, on n’en est pas à la hauteur, comme si, finalement, on ne méritait pas les égards qu’on réclame pour soi en s’y drapant ? C’est peut-être ce mot de « dignité » qui dérange en cela qu’il fait référence à quelque chose qui n’a guère de sens : la dignité de la personne humaine. Hier, c’est un exemple parmi un million d’autres exemples, mais c’est le dernier qui a attiré mon attention, hier, je sortais du musée, et j’allais à la boulangerie acheter du pain et un goûter pour Daphné. Je suis passé devant son école non loin de laquelle se trouve un lycée technique privé. Là, il y avait deux jeunes gens qui, pour finir leur pause déjeuner, c’était l’heure en effet, tiraient chacun sur un gros joint tout en terminant leur carton de boisson au logo Burger King. Ensuite, dans la soirée, je suis tombé sur une publicité où un acteur comique fait de la publicité pour le sandwich végétarien de la même marque. Dans la publicité, il joue le rôle du type qui vient chercher son sandwich en voiture, discute avec une jolie et gentille petite vendeuse bien propre sur elle, et fait les blagues qui, manifestement, l’ont rendu célèbre. Eh bien, me dis-je, la voilà, la dignité de la personne ; n’est-elle pas magnifique ? La vérité, c’est que le monde ne cesse de m’agresser avec sa morale, ses valeurs, ses odieuses hiérarchies, ses croyances hideuses, irrationnelles. Au musée, je m’étais assis pour regarder des peintures de Chardin, comme j’aime à le faire de temps à autre, et écrire dans mon carnet les impressions causées par le fait de m’asseoir pour regarder des peintures de Chardin. Peu de gens ont pris comme moi la peine de s’arrêter devant les peintures de Chardin pour les regarder avec un peu d’attention. M’asseoir pour regarder les peintures de Chardin ne fait pas de moi une personne meilleure que toutes celles qui ne s’arrêtent pas pour regarder les peintures de Chardin, ce n’est pas la question, je ne veux être ni bon ni meilleur que personne, je ne veux même pas être une personne, je ne veux pas la moindre dignité, je ne veux rien, ni race ni sexe ni genre ni rien de tout ce qui excite mes contemporains, leur donne l’impression d’exister et d’être plus malins que les autres. Ils vivent dans un présent absolu qui n’a rien à voir avec le présent se la description, celle de Perec, par exemple, qui écrit avec la conscience de l’histoire, du passage. Je fais cette remarque en passant, conscient qu’elle manque un peu de profondeur. Quand je m’assois pour regarder les peintures de Chardin, j’ai l’impression que je peux me dissoudre, que je peux disparaître, ne plus compter pour rien, n’être même pas vraiment là, la seule chose qui, alors, me retient de n’être plus du tout, c’est l’écriture, les phrases dans le carnet. Ces phrases, je les ai écrites notamment parce que je ne veux plus écrire de livres, plus jamais. Je n’écris qu’à peine, surtout pour ne rien faire, surtout pour ne pas exister, je n’écris même pas pour disparaître, que je disparaisse, cela ne ferait aucune différence, on ne s’en apercevrait pas. Dans la pièce à côté, les ouvriers parlent trop fort au téléphone (en arabe, je ne comprends pas ce qu’ils disent), mais je ne leur en fais pas la remarque ; me dérangent-ils réellement ? non, je ne le crois pas.