Dans la Bible (soyons sérieux un instant), il est écrit : « À qui frappe, on ouvrira » (Mt, 7, 1), mais comment se fait-il alors que j’aie l’impression que, à double-tour, toutes les portes se ferment devant moi ? Est-ce que le Livre ment, est-ce que je me raconte des histoires pour donner du sens à ce que je vis ? Sans même en avoir pleinement conscience, nous avons tous besoin de fabuler. Le problème qui se pose n’est pas tant celui la fable en tant que telle (ou de la fabulation) que de la valeur de la fable (ou de la fabulation). Par exemple, le voisin qui sort courir aux alentours de huit heures du matin en short et débardeur minimalistes quand il fait environ 1 ou 2°C dehors, il est évident qu’il se raconte une histoire, mais elle n’est pas bonne, elle est mauvaise, sa fable : il courrait aussi vite, voire plus vite, s’il s’habillait normalement (ne seraient-ce qu’en portant des manches longues). Mais il doit avoir besoin de se prouver quelque chose à lui-même, et la voici, sa fable : bien que vivant dans le sixième arrondissement de Paris, c’est un aventurier qui brave les intempéries et réalise ainsi un exploit. Pour un relativiste modéré, comme il m’arrive d’en être un de temps à autre, du moment qu’il ne fait de mal à personne, son comportement ne pose aucun problème. Et c’est vrai, par rapport à l’ensemble de la société, c’est vrai. Mais nous ne vivons pas pour l’ensemble de la société, nous ne sommes pas que des êtres sociaux, nous sommes aussi l’être que nous sommes (que nous sommes devenus, que nous devenons, etc.). Nous n’avons pas seulement des comptes à rendre à la société (les lois sont les manières dont la société nous oblige à lui rendre des comptes), nous avons aussi des comptes à nous rendre à nous-mêmes. Rapportée à nous, l’expression « avoir des comptes à rendre » n’est pas la meilleure qui soit, j’en conviens : nous ne sommes pas face à nous-mêmes comme nous pouvons nous trouver face aux autres, face à un tribunal — il n’y a pas de tribunal de la raison, par exemple —, nous sommes cet x que nous sommes au moment où nous le sommes, bref, ce que je veux dire, c’est que nous nous auto-affectons, devenons par suite les conséquences de ces auto-affections. Nos fables ne sont pas simplement des histoires plus ou moins agréables, plus ou moins originales que nous nous racontons ; elles nous informent, modifient, déterminent qui nous sommes, qui nous devenons. L’esthétique (les bonnes histoires) a une force éthique (les bonnes histoires) : les bonnes histoires donnent de bonnes histoires. Et les autres ? Les autres abîment le monde. Quand on apprend à un enfant que la poésie, ça ne sert à rien, on abîme le monde. Pas seulement son monde, non, le monde en général. Et, à force d’abîmer le monde, on finit par en détruire des pans entiers. Et c’est ainsi, probablement, que meurent les civilisations, sans l’ombre d’une catastrophe, dans des pays en paix. Ce n’est pas vrai qu’à qui frappe, on ouvrira : l’histoire de l’humanité est jonchée de portes qui sont demeurées fermées quand on y frappait. Parfois, j’ai l’impression que, plus je frappe, et plus les portes se ferment. Évidemment, me dis-je après avoir fait cette remarque imbécile, évidemment. Alors, dans un moment de plus grande lucidité, je décide de ne plus frapper à nulle porte, de laisser toutes les portes telles qu’elles sont — closes. Pensant à cette histoire de portes, ce matin, je me suis dit que nous vivions une époque de durcissement, de retranchement, où l’on tient de plus en plus ferme ses positions, se replie toujours plus loin dans son camp. Peut-être est-ce un mouvement historique en soi, qui se répète à chaque époque. Que ce soit le cas ou non — je n’en sais rien, c’est une hypothèse sauvage que j’émets en passant —, ce moment historique n’est pas propice à la douceur. Et, pour échapper à cette violence, peut-être vaut-il mieux que les portes demeurent closes, en effet. Nous avons commencé la lecture du Nom de la rose, hier, avec Daphné, sans omettre l’avant-propos post-moderne borgésien. Quand, quelques pages après avoir dit : « Avant-propos », j’ai ajouté : « Prologue », elle s’est exclamée : « Oh non ! » et puis a fini par demander : « C’est quoi “éphélides” ? » avant de rire aux poils dans les oreilles de Guillaume de Baskerville. Récemment, elle nous a confiés qu’elle voulait devenir « historienne. » Magnifique, non ? comme ça fabule à tous les étages. De mon côté, commencé Lieux et Espèces d’espaces de Perec. Il y a quelques jours, j’ai glissé un nouveau cahier sous la couverture du carnet au bison rouge. Et ce geste, qu’est-ce sinon une expression de la vie même ?