11.12.22

Je dois flotter. Est-ce que je flotte ? Si je ne flottais pas, comment parviendrais-je à expliquer que, malgré le désastre qu’est ma vie professionnelle, un désastre tel qu’il faut que je me pince les lèvres pour ne pas éclater de rire en écrivant cette expression passablement absurde sous mes doigts : « vie professionnelle », eh bien, je me sente bien ? Si je ne flottais pas, je m’enfoncerais dans les caves humides et froides de la rancune, dans les catacombes glaciales de l’envie, mais non, j’aime Paris, je m’y sens bien, tous les jours je lis ou j’entends des gens qui se plaignent que c’est moche, sale, et je trouve qu’ils exagèrent, je suis heureux d’être revenu y vivre, en visitant les salles du Musée Carnavalet, tout à l’heure, je me suis dit que Daphné avait bien de la chance d’y être née et de pouvoir y grandir, ce qui faisait que j’en avais un peu de la chance moi aussi. Alors non, je n’ignore pas la part d’injustice que comporte « ma vie professionnelle », ni n’ignore que les gens sont des escrocs, des bandits corrompus, des cyniques rompus à l’entourloupe, des experts ès voleries qui dissimulent leurs méfaits sous les paravents de leur obscène vertu, mais je m’en moque. Je sais que le mal existe, mais moi, ne le commettant pas, je suis innocent. Il y a quelques jours, dans la cuisine, je réfléchissais à l’échec de l’Homme sans qualités, son inachèvement, qui en fait un désastre immense, passionnant, magnifique, fascinant, mais enfin pas un édifice, même pas une ruine parce que rien n’a jamais été achevé de l’œuvre, il n’y a que l’échec de l’œuvre, et je me suis dit qu’une des raisons qui avaient conduit Musil à l’échec, c’était la recherche d’une morale positive, une sorte de mysticisme rationnel. Musil s’est fracassé contre cet écueil parce qu’une telle morale, qui serait autre chose qu’une morale fondée sur un interdit minimal, pour le dire en une phrase simple : « Ne fais pas de mal à autrui », conduit toujours à la catastrophe, à la guerre, à la destruction, au massacre de populations entières, etc., bref, elle n’est pas rationnelle, elle s’auto-détruit. Il faut s’en tenir au minimum de la morale comme pacte de non-agression ; tout ce qui dépasse ce seuil minimal est dangereux, même quand il prétend être pacifique, fasciste, même quand il prétend être antifasciste. Quels torts vais-je redresser avec mes doigts d’écrivain ? Tout ce que je puis faire, c’est me montrer tel que je suis, tel que je change, tel que je deviens pendant ce temps qu’il m’est donné de vivre, et mes angoisses, mes passions, mes doutes, mes amours, mes folies, mes ennuis, mes délires, mes peines, mes forces, mes échecs, mes triomphes, suffisamment bien décrits, exposés avec assez de clarté, peut-être inspireront-ils lectrice, lecteur, à changer de vie, non pour écrire son roman à soi, mais pour se faire une perfection de l’existence.