12.12.22

De l’autre côté du boulevard, tandis que je m’apprêtais à écrire autre chose que j’écrirais peut-être aussi après, j’aperçois une dame d’incertain âge sur son balcon en train de fumer. Je me demande comment on peut s’infliger une telle torture volontaire, oubliant un instant qu’il y a quelques années de cela, moi aussi, je m’infligeais une telle torture volontaire et, quand je m’en souviens, je me trouve bien heureux d’avoir arrêté de fumer. Dans deux semaines, à peine plus, en vérité, cela fera six ans que je ne fume plus. Je fais ce calcul pendant que la dame d’incertain âge éteint sa cigarette, referme la porte vitrée derrière elle. Je tâche de la suivre du regard. En ombres chinoises, je l’aperçois dans ce que je suppose être la cuisine qui range, lave quelque chose, que sais-je ? Ensuite, je la vois qui ferme la fenêtre de la cuisine qu’elle avait ouverte, je suppose, pour l’odeur de la fumée, qui s’affaire encore un peu à je ne sais quoi et puis disparaît. J’écris ce que je viens de voir, je la cherche encore des yeux, regarde si, par hasard, pendant que je regarde par là, je ne la verrais pas sortir de l’immeuble par la double porte verte en pas très bon état qui donne sur le boulevard, je me souviens d’un soir où j’avais vu un type qui m’avait semblé ivre filer un grand coup de pied dans la porte pour l’ouvrir dans une sorte d’accès de rage qui m’avait fait me dire qu’il était probablement ivre, mais non, elle ne sort pas, alors je continue à écrire. Tout à l’heure, c’est ce que je m’apprêtais à écrire avant de voir cette dame d’incertain âge fumer sur son balcon, alors que je venais de découper en quartiers pas trop inégaux et assez beaux la peau de l’orange de Sicile que j’étais sur le point de déguster, un animateur de l’école de Daphné m’a appelé pour me dire que Daphné était malade, ce à quoi j’ai répondu que je venais tout de suite et c’est ce que j’ai fait. Après m’être occupé de ma progéniture unique, ce qui prend quand même un temps considérable, temps que j’assume et j’accepte pleinement de prendre, quand même il m’arriverait parfois de regretter que ma contribution à la société ne soit pas reconnue à sa juste valeur, hier, en effet, ma progéniture unique n’a-t-elle pas dit d’un ton de voix très poli qui dénote une excellente éducation au monsieur qui lui faisait une petite place sur la banquette située devant la chambre de Marcel Proust pour regarder le diaporama des modèles réels des personnages fictifs de la Recherche : « Merci, monsieur », et un peu avant, lui montrant Robert de Montesquieu pour lui dire que c’est le modèle de Charlus, ne m’avait-elle pas répondu avec à propos et un plaisir non dissimulé : « Ah oui, “Mémé”, comme l’appelle Swann… » ? je me suis assis pour écrire qu’au lieu d’écrire ce que je m’apprêtais à écrire, je suis allé chercher Daphné à l’école, mais je ne me souviens plus de ce que je m’apprêtais à écrire avant, peut-être rien, j’ai oublié. Ce matin, avant d’aller marcher dans le froid délicieux de cette superbe journée d’hiver précoce, j’ai failli broyer du noir. Or, au moment où je m’apprêtais à en broyer, je m’en suis aperçu que cela allait m’arriver et, au lieu de cela, je me suis demandé : « À quoi bon ? » Alors, plutôt que de ressasser je ne sais quelle expérience familiale désagréable et d’anticiper les problèmes relatifs à celle-ci, toutes choses qui ne m’auraient rien valu de bon, comme j’avais décidé de le faire, je suis sorti marcher dans les rues de Paris. Une boucle plus ou moins spontanée de huit kilomètres, et tout était parfait, et moi, j’étais parfait. À la fin de la boucle, je me suis demandé comment j’avais fait pour quitter Paris alors que je m’y sentais si bien et je me suis dit que je ne m’y serais jamais senti aussi bien si je n’avais pas quitté Paris, qu’il fallait cette autre boucle d’un peu moins de cinq années pour parvenir à faire cette boucle parfaite dans Paris, pour faire toutes les boucles parfaites dans Paris que j’ai faites, toutes celles que je vais faire, pour parfaire Paris à ma manière, et pour que tout soit parfait, et pour que moi, je sois parfait. Et l’enfant qui va bien, évidemment.