Le boulevard est presque désert ce matin mais, de l’autre côté, la télévision est allumée, devant laquelle, sur son vélo d’intérieur, un homme en tricot gris sans manches pédale à une cadence soutenue. Je le vois de dos. Il a le visage tourné vers l’écran. À quoi pense-t-il ? Pendant quelques instants, je pose mon menton sur la partie la plus proche du poignet de la paume de ma main gauche et contemple cette saynète. J’essaie de ne pas juger ce que je vois, j’essaie de me contenter de voir, sans intention, sans presque regarder, mais c’est peut-être plus facile que nécessaire. On peut laisser couler le fleuve de l’existence devant soi comme s’il n’existait pas, comme s’il n’était la métaphore de rien, et c’est ainsi que nombre d’entre nous ont décidé, en effet, de vivre leur vie, n’est-ce pas ? D’où la difficulté de ce « nous », la difficulté de le dire sans sentir qu’il ne dénote aucune réalité. Que veut-il dire ? L’autre jour, un intellectuel déclarait que la coupe du monde de football était le dernier événement fédérateur de la Nation. Je n’ai pas lu l’article, je n’en ai pas eu le courage (Est-ce ça, me suis-je demandé, un événement ?), pressentant qu’il serait insignifiant, comme toutes ces généralités désincarnées dont on accable la réalité, laquelle se trouve rejetée toujours un peu plus loin de nous, mise à distance, comme tenue en respect pas nos bavardages incessants. Comment quelque chose aurait-il lieu, comment une expérience se produirait-elle ? Herbie Hancock raconte qu’un jour qu’il jouait en concert avec Miles Davis, pendant le solo de Miles sur « So What », il s’est trompé et a joué un accord qui sonnait faux. Entendant son erreur, il s’arrêta, les mains sur les oreilles, incapable de jouer pendant une minute. Mais Mile n’entendit pas cet accord comme une fausse note, il marqua une pause et joua quelque chose qui rendait la fausse note juste, le mauvais accord bon : « Miles ne l’entendit pas comme une erreur, dit Hancock. Il l’entendit comme quelque chose qui venait de se passer. Simplement un événement. Et donc, cela faisait partie de la réalité de ce qui était en train de se passer à ce moment-là. » Herbie Hancock ajoute qu’il a compris ce soir-là qu’il ne fallait pas s’attendre à ce que le monde corresponde à nos désirs, nous rendant ainsi les choses faciles, pour ainsi dire, mais qu’il fallait être prêt, être disposé, avoir l’esprit suffisamment ouvert pour faire l’expérience des situations telles qu’elles sont afin de pouvoir en faire quelque chose de bon. Si tu n’accueilles pas la réalité telle qu’elle est, telle qu’elle est et non telle que tu voudrais qu’elle soit, tu ne peux rien en faire, tu ne peux pas faire qu’une fausse note soit juste. Tu te condamnes à être prisonnier de toi-même , de tes désirs tautologiques, au lieu de faire l’expérience des choses telle qu’elles sont. C’est cela, l’esthétique de l’attention — une esthétique, et donc une éthique — : accueillir la réalité telle qu’elle est afin d’être capable de trouver une façon de faire sonner juste le faux. Pendant que j’écoutais Herbie Hancock parler de Miles Davis, le cycliste d’intérieur a disparu. Incrédule, je le cherche des yeux. Et puis, je me lève, vais chercher le disque, appuie sur lecture, Kind of Blue.