Hier, G., à qui je venais de dire que j’ai une amie en commun avec l’auteur dont il venait de dire du mal du livre, m’a envoyé le livre en question pour que je me fasse ma propre idée. Ce qui a de bien avec la littérature de merde en epub, c’est qu’on peut la lire aux chiottes, tranquille, un dimanche matin. Viens-je réellement d’écrire cette phrase ? Eh bien, mon Dieu, oui, je crois, oui. Devrais-je avoir honte ? Probablement, oui, probablement. Mais les gens qui écrivent de mauvais livres et les gens qui publient les livres que les gens qui écrivent de mauvais livres ont écrits, ont-ils honte ? Non. Alors ? Alors, je ne sais pas. Hier, je suis allé au studio où j’ai joué de la guitare tout l’après-midi. En sortant du studio pour rentrer à la maison, je me suis dit que c’était vraiment génial de pouvoir aller passer l’après-midi à jouer de la guitare au studio, que c’était vraiment génial d’être ici à Paris, vraiment génial de faire ce que je faisais, bref, génial de vivre. Bizarre, non ? Comme je l’ai dit à Nelly hier au soir, depuis combien de temps est-ce que je ne me suis pas plaint ? Ça commence à faire longtemps, pas vrai ? Et, c’est vrai, oui, que je trouve que tout est parfait. Pourtant, il y a toutes les raisons du monde de trouver que tout est imparfait : je suis trop gros, il y a la guerre en Ukraine, le bilan carbone de l’être humain est scandaleux, le réchauffement climatique s’accélère, Elon Musk, enfin, je ne vais pas énumérer toutes les raisons du monde, ce serait trop long, mais je ne trouve pas que ce soient des raisons suffisantes, non, ce ne sont pas des raisons sine qua non, non. Est-ce pour cette raison, parce que je n’ai pas de raisons de me plaindre malgré toutes les raisons de se plaindre, que je me défoule sur ce pauvre livre ? Peut-être, peut-être pas. Moi, spontanément, même si, comme je le répète, je connais quelqu’un qui connaît la personne qui a écrit le livre que j’étais en train de lire aux toilettes, ce dimanche matin, spontanément, moi, je n’ai pas eu l’idée de lire un de ses livres, pourtant, je savais que c’était un écrivain, mais c’est vrai que ça ne m’est pas venu comme ça. Est-ce que j’en veux à G. de m’avoir envoyé le fichier du livre ? Pas vraiment. En fait, je crois que je suis rassuré : rassuré de constater que je ne suis pas le seul à être accablé par la mauvaise littérature. Qui, comme le désert de Nietzsche, croît. Le livre en question, qui n’était pas un premier roman, comme on dit, mais un deuxième, comme on dit aussi, il y a même un prix littéraire pour ça, je crois, le prix du deuxième roman, mais pour quoi n’y a-t-il pas de prix ? on aimerait le savoir pour créer le prix, le livre en question va avoir dix ans. Et depuis, quatre autres ont été commis par le même auteur, ce qui, compte tenu de la nullité terrifiante de l’ouvrage en question, est très angoissant, commis comme des suicides, des suicides non de leur auteur, mais de la littérature. L’idée qu’on puisse faire carrière avec une telle nullité est en soi révoltante, mais moi, elle ne me révolte pas. Quand G. m’a proposé de m’envoyer le fichier, j’ai accepté pour me sentir un peu moins seul avec mes goûts et mes dégoûts. Je n’ose presque plus dire du mal de rien. Quand tu dis du mal de quelque chose — un livre, par exemple, dont l’auteur a du succès tandis que toi, qui critiques l’auteur à succès du livre dont tu parles, tu n’en as pas —, tu vois toujours le soupçon dans le regard de ton interlocuteur, soupçon qui a tôt fait de se muer en acte d’accusation : si tu critiques, c’est parce que tu es jaloux, nécessairement. La vérité est plus simple, qui se passe de tout soupçon, si on doit critiquer, c’est parce que c’est nul, un point, c’est tout, mais les autres, qui s’imaginent toujours plus intelligents qu’ils ne le sont en réalité, les autres s’imaginent toujours autre chose. À côté de la plaque. Alors, j’ai accepté le fichier pour me sentir moins seul. J’ai lu quelques pages, affligeantes, mais vraiment, et qui pourtant n’ont vraiment rien de rare, sont même, je crois que c’est l’expression qui convient, sont même monnaie courante. Car, en effet, c’est bien de cela qu’il s’agit : pour faire circuler l’argent, il faut des produits, et qui marchent, plus c’est médiocre, plus c’est creux, plus c’est imbécile, et plus ça a de chances de marcher, et les gens de s’y reconnaître, les pauvres. Littéralement, ils s’appauvrissent et enrichissent les gens qui publient ce genre de livres indigents. Il y a quelque temps encore, pas si longtemps que cela, « naguère », comme nous en avons parlé hier à peine avec Daphné qui voulait savoir ce que signifiaient les mots « jadis » et « naguère », comme les poèmes de Verlaine, naguère, donc, je me serais demandé à quoi bon continuer, je me serais dit que rien ne valait la peine de se donner la peine de le faire, que tout était foutu, que les charlatans avaient gagné, définitivement gagné, je me serais complu en interminables jérômiades, et j’aurais eu raison de le faire, puisque, en effet, le monde est ainsi fait, mais aujourd’hui, je n’en ai pas la moindre envie. L’auteur du livre en question est sans doute en train d’écrire son prochain roman (je lis sur sa fiche que cela fera deux ans, l’an prochain, qu’il n’a pas publié de roman, c’est donc le moment, un tous les deux ans, en bon petit employé des lettres contemporaines, triomphe de la bureaucratie, et dire que ces gens-là sont de gauche), donc la terre tourne comme toujours elle a tourné, comme toujours elle tournera, et moi, j’ai décidé de faire ce que j’avais à faire malgré elle, malgré eux, malgré tout. Avanti o popolo, comme qui dirait. La vie sociale est ainsi faite qu’il faut, pour y survivre, une bonne dose d’indifférence. Qui se refuse au conformisme que la vie sociale présuppose et implique est contraint de s’armer d’indifférence pour n’y pas succomber. Pour ma part, ce refus du conformisme est moins de combat que de goût, il n’est pas politique, il est esthétique : je ne supporte pas la laideur, la médiocrité, la bêtise, je suis comme cela, je n’y peux rien. Il se peut qu’à côté de ces génies qui peuplent le pays des lettres, je ne fasse jamais rien qu’écrire aussi, j’entends par là : que je ne jouisse jamais du millième de succès dont ces gens jouissent, mais — si cela devait être, ce qui n’a rien de certain, tout est possible, ne l’oublions pas —, eh bien, j’accepterais cela comme mon destin, j’écrirais ce que j’ai envie d’écrire, ce qui me semble vrai, beau, intelligent, drôle, fou, que sais-je encore ? et je vivrais ma vie comme je l’entends. Avanti o Girolamo, comme qui dirait.