26.12.22

Est-ce que, sous le masque de la mort, se tient encore intact, caché, le visage de la vie ? Ou est-ce que, ce masque, en vérité, c’est lui, notre vrai visage ? Est-ce que ce visage dont nous nous revêtons devant la mort, avant la mort, c’est le visage qui fut toujours le nôtre ou la grimace de celui-ci, la parodie sans humour, grinçante, détestable, de notre apparence ? Parodie, ou mal absolu, en l’espèce, dérision de la dérision, dérision ultime à l’adresse de la création. Tout aura l’air bouffe tôt ou tard, et tu ressembleras à la caricature que ton ennemie la pire, la mort c’est à dire, aura faite de ton visage, de ton corps, de ton être. Regardant le visage de A., de A. que j’ai tant aimée, mais qui, malgré sa perruque risible, garde une intacte vivacité d’esprit, je pense à ma mère et à son cerveau grillé par la chimiothérapie. Dans la voiture, un peu plus tard, j’aurai envie de pleurer. Et ne céderai pas à la tentation, pas plus que Daphné, qui lui dit en partant : « J’espère que tu vas te remettre » — merveilleuse enfant, entre la vie et la mort, merveilleuse enfant qui n’aura de cesse, durant tout le long trajet dans la nuit noire de la Provence verte, de m’interroger sur la signification de Dracula, la vie et la mort, la place des femmes dans l’empire victorien, les aspects physiques de Jonathan Harker et du Comte, et comment il se fait qu’il est vieux au début et puis jeune à la fin, et ainsi de suite, grêle virulente de questions auxquelles je peine souvent à répondre, mais que je suis heureux de recevoir, criblé que je suis, tel un post-moderne Saint-Sébastien, tout de langage transpercé, me servant de l’interprétation que donna Francis Ford Coppola pour donner un peu de profondeur à ce qui n’en a pas car, en effet, non, chez Bram Stoker, de métaphysique, il n’y en a pas, et les hommes sont virils et les femmes  sont frivoles, sauf les femmes mariées, of course de l’intercourse, il n’y a qu’une action passablement primaire, sans la moindre pensée aucune, les gestes des personnages ne semblant motivés par rien, et cela, l’enfant, elle, le comprend, qui ne cesse d’interroger encore, là, dans la nuit noire de la verte Provence, suspendue entre la vie et la mort, quelque chose et que dalle, enfin, je crois. Cependant que Daphné imaginait le visage des personnages du conte du comte, et puis de la guerre de Troie, passant de l’un à l’autre sans que l’on sache ni comment ni pourquoi, vif argent de l’esprit, moi, ai-je essayé d’imaginer le visage vivant de ma mère ? Non, je ne le crois pas. Un peu plus tard, évoquant une photographie où l’enfant ressemblait à sa mère, puis une autre où l’enfant ressemblait à son père, j’ai songé à l’endroit où cette dernière photographie avait été prise, l’époque où elle avait été prise, les gens chez qui elle avait été prise, des hippies de Digne-les-Bains, pour tout dire, ai-je dit à Nelly, et je me suis souvenu d’un grand lit dans une grande chambre froide, et tout était vague, et tout était flou, mais non, attente déçue, jamais, jamais, je n’ai revu le visage de ma mère. Ni même à présent, que j’essaie de me le représenter, je ne parviens à me le figurer. Je vois la perruque grise de A., et je me demande : Est-ce pour cela qu’il faut vivre ? Mais pour quoi d’autre ? Que philosopher, c’est apprendre à mourir, c’est-à-dire : à vivre, avons-nous dit avec Nelly, ces jours-ci, phrases extirpées du lointain, qu’on tire d’une langue depuis longtemps morte et qui, cependant, survit. Je tape sur mon clavier comme un fou dans la nuit noire de la Provence verte. Qu’est-ce que je fais ici ? À quoi bon est-ce que j’écris ? Il faut être fou, c’est vrai, pour se tenir là dans la nuit noire de la Provence verte, et parler d’une perruque grise, et d’un cerveau grillé par la maladie,  et de tous les cerveaux grillés par la maladie, le remède à la maladie, et les cheveux vénitiesants de ma belle, de ma sublime enfant. Ainsi suis-je.