25.12.22

Chaque fois que je m’adonne — que je m’abandonne ? — que je m’a(ban)donne au néant, je me dis que ce n’est pas grave. Je me dis que ce n’est qu’un état passager,  transitoire, éphémère, qu’est-ce que je me dis encore ? Ah oui, qu’il faut accueillir le néant, oui, cela aussi, je crois que je me le dis, et qu’il fait partie de la nature, qu’il fait partie de notre nature, qu’il faut accepter le néant comme il faut accepter la nature, comme il faut accepter sa nature plutôt que de la vouloir conformer à sa volonté, et l’ordre du monde à ses désirs, et la réalité à son fantasme, tout cela, oui, je me le dis, mais je ne sais pas, non, je ne sais pas si c’est parce que c’est la vérité, vérité à laquelle il faut donc que j’essaie de conformer mes phrases, que ce soient les phrases que je dis, les phrases que je me dis ou celles que j’écris, parce que la vérité est une propriété des phrases, ou si c’est pour me rassurer, parce que j’ai honte de m’abandonner au rien, de m’absenter de moi-même, honte de déserter mes pensées pour épouser une autre forme de vie, une forme de vie plus simple, sans doute, plus accessible, sans doute, plus facile, sans doute, plus réelle même, peut-être, si par « réel » on entend ce que les gens vivent d’ordinaire, mais moins réelle, en vérité, si par « réel », on entend ce quelque chose qui se tient au plus près de l’expérience. Quelle expérience ? Je ne sais pas. Disons, pour parler de quelque chose de proche de nous, disons celle que j’ai faite l’autre jour, marchant sur ces routes, ces chemins, ces sentiers inconnus, pèlerin de circonstance qui fabriquait son pèlerinage sans savoir où il allait, rien qu’en y allant, oui, cette expérience-là, par exemple, cette mystique immanente, me suis-je dit alors, la faisant, l’expérience, mais ce pourrait être une autre expérience, il y a tant d’expériences à faire. Tu me diras, mais le néant, c’est une expérience aussi. Et moi, je te dirai : oui, enfin, non, enfin, je ne sais pas, c’est une manière de voir les choses, tout est une manière de voir les choses, mais je ne crois pas qu’il faille embrasser toutes les manières de voir les choses, au prétexte acceptable certes, mais tout de même un peu simpliste, un peu forcé, un peu obligé, au prétexte bref que ce sont des manières de voir les choses. On peut être relativiste tant qu’on n’a affaire qu’à une réalité de pixels, de pixels et autres immatériels bits — n’oublie pas de faire la liaison —, avant on disait « de papier », mais maintenant le papier est bien trop réel pour notre moderne irréalité, mais quand on en sort, de la réalité, quand on saute hors du texte, comme disait Derrida, qui n’aimait pas ça, qu’on saute hors du texte, quand on saute hors du texte pour se balader dans les choses mêmes, ce n’est pas la même histoire. Ah ça, non. À ce sujet, d’ailleurs, quand je compte les doigts de mes pieds, hallux, secundus, tertius, quartus, quintus, et que deux sur trois (tertius plus quintus) ont les ongles noircis par les chocs répétés contre le bout de mes chaussures mal adaptées à la marche de l’autre jour, une paire de niquée, je me dis que tiens, les voici, dis-je, en montrant les doigts de mon pied (gauche) des doigts de ma main (droite), les voici, les traces de la réalité. Les voici vraiment ? Je ne sais pas. Peut-on savoir vraiment ? Non, on ne peut jamais savoir vraiment. Alors, ne le pouvant, on fait semblant, on improvise. Alors, on s’arrange avec les choses, on feint qu’elles soient comme elles sont, mais comment sont-elles, comment sont-elles quand on ne les observe pas ? Ah, si seulement on pouvait le savoir. C’est Noël, et je ne sais pas trop quoi penser de ce fait, indiscutable certes, bien que relatif, effectivement, c’est indubitable, relatif à la culture dans laquelle je me tiens, dans laquelle je me suis tenu toute la journée, et la veille, et dans laquelle je devrai encore me tenir demain, et les jours qui viendront ensuite, jusqu’à quand ? jusqu’à la fin, je le crains, dans laquelle je ne sais pas s’il me faut encore me tenir à présent que je suis là, allongé sur ce lit, dans cette maison de location dans ce village provençal où il y a autant d’Anglais que de vérités. N’est-ce pas la même chose ? N’exagérons rien. Si jamais j’exagère, retiens-moi, je pourrais dire la vérité. Mais à qui parles-tu ? À qui dis-tu tu ? Je l’ignore. A-t-on jamais parlé autrement que tout seul ? Intense solitude, Jésus, cloué à sa croix n’interrogeait-il pas déjà : deus meus, deus meus, ut quid dereliquisti me ? J’ai soif.