Qu’est-ce que l’ironie du sort ? Manger un babybel sur une aire d’autoroute en face d’un vieil homme qui porte une casquette où sont écrits les mots Puy du Fou ? Ou bien avoir l’assurance que notre vie ressemblera à cette scène ou une autre du même genre jusqu’au bout ? Mais y avait-il écrit Puy du Fou ou Puy de Dôme sur la casquette ? Je n’en suis plus tout à fait certain. Du fait de la proximité géographique de notre aire d’autoroute avec Clermont-Ferrand, à présent, je serais enclin à reconstituer mes souvenirs en dôme plutôt qu’en fou, mais avec homo sapiens, on ne peut jamais être vraiment sûr de rien. Et puis, c’est vrai, oui c’est vrai qu’il n’était pas non plus en face de moi pendant que je déjeunais. Mais il se tenait là, bien réel devant mon esprit, cependant que je pensais à lui tout en dépiautant l’enveloppe rouge vive de mon babybel avant d’avaler avec gourmandise le disque immaculé de fromage industriel qu’elle contenait. Le vieil homme à la casquette, en vérité, je l’avais croisé un peu plus tôt dans le supermarché de l’aire d’autoroute où nous nous étions donc arrêtés pour la pause méridienne. Je venais d’essayer de ne pas compter les poils pubiens qui était restés là à gésir au fond de l’urinoir après le passage de leurs propriétaires quand je l’ai vu. Je l’ai regardé de haut en bas et puis de bas en haut, mais, au lieu de le dévisager, lui, je me suis surpris à fixer avec insistance l’inscription jaune sur sa casquette noire : Puy de Dôme. Je crois qu’il s’en est aperçu et j’ai détourné le regard tout en me demandant : Mais dans quel monde vit-on ? Dans le monde réel, mon cher, m’ont répondu les gens. Dont cette mère de famille qui remplissait avec opiniâtreté de pleins sacs de nourriture sous les ordres de l’aîné de ses deux garçons qui n’avait de cesse de lui répéter : « Et puis après, du saucisson, hein ! », le benjamin heureusement muselé par sa tétine ne pouvait parler. Dont cette mère de famille qui poussa d’un geste un peu trop brusque l’aînée de ses deux filles en lui assénant sur le ton de cette autorité à jamais perdue : « Tu m’écoutes quand je te parle ! », avant de se figer telle une statue de pierre quand, à la question pourtant assez banale qu’elle lui adressa — « Tu m’as pris un café ? » —, son mari, qui sirotait tranquillement le sien pendant que maman s’occupait (mal) des filles, lui fit comprendre que non, t’as qu’à t’en prendre un. Non ? se demanda-t-elle. Non, dut-elle admettre. Elle était de dos, mais je perçus avec une netteté que la vue de son visage n’aurait pas rendue plus précise le désespoir qui envahit soudain son regard. Elle resta plantée une trentaine de secondes, abandonnée de tous, sous un ciel de néons où nul dieu ne voudrait être présent, avant de se résigner et de se diriger vers l’une des machines à café (infect, moi aussi, ensuite, j’en ai bu un, en son hommage), ses cheveux gris en désordre sur son visage défait, vieilli. Ainsi va la vie dans le monde réel. Mangeant mon babybel, moi, je regardais avec amusement les moineaux qui, après s’être précipités sur les chips que je leur jetais, les prenant dans leur bec, s’enfuyaient à toute allure en sens inverse pour les dévorer. Ensuite, après que, relayant Nelly aux bras blancs, à mon tour, j’ai pris le volant, il se mit à pleuvoir si fort que je ne voyais presque plus la route. J’eus peur de mourir (un peu) et me demandai, les mains crispées sur le volant, ce qu’il pouvait bien passer par la tête de mes congénères, ces crétins, qui continuaient de rouler à tombeau ouvert, comme si de rien n’était, comme s’il ne pleuvait pas des trombes d’eau, comme si nous ne foncions pas avec une assurance absolue vers le chaos et la destruction, la fin des temps. Constatant qu’elle n’arrivait pas, la fin des temps, j’en conclus qu’ils étaient probablement en train de traverser le monde réel. Alors, dans un élan d’insouciance aussi sublime qu’elles, j’ai mis les sonates de Scarlatti dans l’autoradio, orages de notes projetées par Scott Ross. Et la pluie n’importait plus.