Comment s’appelle le sentiment que tout est imbécile ? Y a-t-il un nom pour le désigner ou résiste-t-il au langage ? De fait, alors que je cherche quelque chose à dire (j’écris une phrase et puis je l’efface, j’en écris une autre et, elle aussi, je l’efface, j’en écris une troisième et je l’efface avant de la récrire un peu plus loin dans le paragraphe, ceteris paribus, elle encadre cette parenthèse), je suis pris d’une crise d’aphasie : tout me semble irrémédiablement dénué de sens, dépourvu d’intérêt, d’une ineptie qui me submerge et, me submergeant, me réduit au silence. Qui, fort heureusement, ou malheureusement, je ne sais, ne durera pas longtemps. Accumulation de faits insignifiants, éloges débilitants, superlatifs qui, à force d’être employés pour parler de tout et de son contraire, ne veulent plus rien dire, répétition ad nauseam des mêmes idées, tout semble destiné à me faire souffrir. Sur la table de la librairie, je vois un livre. J’hésite à l’ouvrir, à en lire la quatrième de couverture, le considérant, comme cela, de loin un peu, je me dis : Ne regarde pas, Jérôme, tu sais ce qu’il y a dedans, ne te fais de mal, et évidemment, je me fais du mal, je cède à la pire partie de moi-même, celle que les vendeurs de néant connaissent par cœur, celle qu’ils stimulent jusqu’à la nausée, et regardant, je vois de quoi il s’agit, de best-sellers, de féminité, d’acceptation de soi, toujours la même chose, encore la même chose, à l’infini des tas de riens avec quoi l’on bâtit les édifices de notre avenir. Parlant avec P., l’autre jour à Cotignac, j’ai évoqué cette tension nerveuse qu’il y a au cœur de l’Homme sans qualités de Musil, tension dont le dénouement impossible est peut-être la cause de l’échec du roman, la tension entre une morale négative (« Tu ne tueras point ») et la recherche d’une morale positive qui obsède Ulrich, jusqu’au mysticisme, la transgression. Pensant à cela, tout à l’heure, au volant, je me suis dit que, peut-être, il ne pouvait y avoir de morale collective que négative, négative et minimale : « Tu ne tueras point », et qu’il faut confier la recherche d’une morale supérieure au seul individu qui s’en sent capable, quitte à ce qu’une telle recherche le conduise à sa perte, à sa consomption dans l’extase mystique, la folie, que sais-je ? Un mot d’explication : que ce monde me paraisse intolérable ne doit pas me conduire à désirer sa destruction (comme ces deux malades qu’on a arrêtés ce matin, à la gare Montparnasse, avec leurs neuf bouteilles de gaz, et qui voulaient, je cite, « tout faire sauter ») bien plutôt, il faut que j’apprenne à le laisser en paix, non pour devenir quelque paresseux quiétiste, mais pour rechercher la métamorphose, la grande santé, appelle cela comme tu le souhaites, ailleurs, dans cela qui m’est propre et que, seul, je puis parfaire. Une vie de poète, disait Robert Walser, et peut-être fut-ce jadis l’expression qui convenait, en effet. Aujourd’hui, les poètes s’appellent, oh non, on ne veut pas dire comment ils s’appellent, oh non, on veut les oublier, oui, on veut en finir avec tout cela, on veut un autre désir, un désir à soi, pas le désir légitime, le désir autorisé, le désir normal de l’époque, le tout autre. Est-ce que l’Homme sans qualités aurait dû se terminer par un gigantesque incendie ? Peut-être, mais la contradiction n’était-elle pas indépassable entre l’histoire de l’Europe qui, dans le roman, était sur le point de s’autodétruire, et l’histoire immorale de la recherche d’un état qui m’exauce sans reste ? Et ce qu’il faut garder toujours présent à l’esprit : cette contradiction est indépassable, les tentatives de la dépasser conduisent à la barbarie, il suffit d’ouvrir les yeux et de regarder pour le voir, elle qui est partout. La recherche de quelque chose qui m’exauce sans reste n’est pas un repli sur soi, c’est tout le contraire, c’est l’ouverture maximale à cela qui n’existe pas encore, aspire à devenir, est l’aspiration au devenir.