2.1.23

Culpabilité et impuissance : sentiments modernisés qui, du fait de l’impossible rédemption, rendent l’existence invivable. Depuis cent quarante ans que la mort de Dieu nous a été annoncée, nous vivons dans une faille du temps d’où tout horizon autre que nous-mêmes est absent, nous sommes condamnés à l’immanence parce que nous n’avons pas compris le fin mot de l’immanence, de la finitude. S’apercevant qu’il vient de marcher dans une crotte de chien, l’homme regarde la semelle de sa chaussure, puis autour de lui et, enfin, lève les yeux au ciel dans un geste qui, montrant les paumes de ses mains désespérément vides, le fait voir désemparé, abandonné. Car, nulle part il n’y a quelqu’un, tout est vide, sans cause, sans raison, sans rien. Or, l’immanence est ce rien. Elle est sans raison ultime, sans fin dernière : les événements ont lieu, on peut reconstituer des séquences causales plus ou moins longues, mais l’origine, la raison ultime qui, du fait de la culture transcendante que nous avons héritée et que nous continuons de cultiver malgré nous, est la seule chose qui nous intéresse réellement, l’origine n’existe pas, ne peut pas exister autrement que sous la forme d’un point d’interrogation qui se marque aussi profond à la fin des temps. Pour épouser l’immanence, pour vraiment embrasser l’amor fati, réellement aimer ce qu’il nous arrive, il faudrait accepter ce point d’interrogation, apprendre à aimer cette indétermination qui accompagne chacun de nos sentiments, chacun de nos désirs, chacune de nos volontés, chacune de nos représentations, au lieu de chercher cet introuvable vrai moi que je crois devoir être. C’est ce qu’il faudrait accepter, et c’est ce dont nous sommes incapables. Nous nous condamnons à un malheur dont nous feignons d’ignorer la cause. Comme en matière de théorie, pour notre existence, nous ne disposerons jamais que de lambeaux d’explications, merveilleux morceaux d’étoffes dont nous vêtir. Mais cette partiellité n’est la preuve d’aucune lacune, d’aucun défaut, d’aucun manque, au contraire ; — il faut fuir l’unité comme la peste (l’unité est la peste de la pensée, le choléra de la vie). Pas plus qu’il n’y a de moi que je suis vraiment n’y a-t-il de tout qui est le monde.