Pour quelque temps encore, il fait nuit quand je me mets au travail le matin, et je la trouve assez belle cette manière de passer d’une lumière à l’autre, d’accompagner le jour dans sa naissance. Après la traduction, je suis allé courir et c’était si pathétique que mon application à mesurer les courses elle-même s’est arrêtée en cours de route. Mais pas moi. Non. Moi, j’ai continué encore, même si j’avais mal, même si le monde entier, ou du moins ce que l’on en connaît à Paris, était indifférent à ma douleur. Autour de moi, ce n’était que touristes beuglant en terrasse, vraies fausses mariées en meringue posant devant la fontaine Médicis, lycéens roulant leur joint ou trimballant leur pack de 1664, quelques coureurs comme moi, aussi, des vieux, des filles, un grand type à la capuche grise tirée sur sa peau plus sombre que la mienne, que j’ai croisé une ou deux fois en me demandant quel mérite il pouvait bien avoir avec un tel physique. Et puis, après avoir tiré sur mes muscles douloureux dans l’espoir déçu qu’ils cessent de me faire mal, je suis rentré chez moi où j’ai procédé à une séance de gainage sur ma personne. Ce matin, quand Nelly est revenue à la maison avec un paquet que P. m’avait adressé dans lequel il y avait un coffret de quatre dvd de Straub et Huillet, j’ai été ému parce que, là-bas, dans le monde, il y avait au moins un ami qui pensait à moi. Et cette idée m’a réjoui, profondément réjoui. N’est-il pas merveilleux, en effet, qu’il y ait au monde au moins une personne avec qui l’on puisse partager une partie de sa sensibilité ? Le vrai miracle de la vie sociale n’est-il pas là, dans cette métamorphose de la vie sociale, l’amitié créant une sorte de société secrète à l’intérieur de la société, en dépit de la société, voire contre la société ? L’amitié, qui s’efforce d’échapper à l’emprise de la vie sociale comme, je suppose, les films de Straub et Huillet s’efforcent d’échapper à l’empire de l’industrie culturelle. Marchant dans la rue pour rentrer chez moi, j’ai vu cette affiche qui faisait la promotion d’un film où une star planétaire adresse une grimace de joie à un spectateur de lui invisible, et j’ai pensé à la réduction de notre sensibilité, la réduction terrible de notre sensibilité, presque jusques à sa destruction, que nous faisait subir l’industrie culturelle, le bras armé de symboles de la société : quelques stars tiennent lieu d’unique horizon qui toutes chantent la gloire de la seule et unique valeur qui compte en notre bas monde (il n’y en a pas d’autre), l’argent, voûte céleste du capital. D’autres idées encore m’ont traversé l’esprit, mais je n’ai pas envie d’en parler maintenant, pour certaines, je me les suis déjà dites à haute voix, tout à l’heure, notamment, dans la cuisine, cependant que je me faisais cuire ce bol de riz qui me tiendrait lieu de déjeuner (avec une cuillère à soupe d’huile d’olive, une pincée de sel, un morceau de pain, une orange, un carré de chocolat et deux petites tasses de café), et que je pensais à cet adolescent qui essayait de faire tenir son sandwich entamé debout sur la chaise en face de lui au jardin du Luxembourg. Au début, je me suis demandé : mais pourquoi est-ce qu’il ne le replie pas dans le papier de son emballage, le temps qu’il fasse ce qu’il a à faire en attendant de le finir ? Et puis, j’ai compris, et je me suis senti imbécile de ne pas avoir compris immédiatement pourquoi : ce sandwich, il lui importait moins de le manger que de le photographier. Ainsi le commande l’absolue modernité de notre humanité.