huit janvier deux mille vingt-trois

Ce matin, quand j’ai ouvert les rideaux sur ce fragment de l’univers qu’on appelle le boulevard du Montparnasse, il y avait une énorme flaque de vomi dans laquelle picorait un pigeon. C’était au niveau de l’arrêt des bus 28 et 89, Montparnasse-Alençon. En voilà un fameux petit-déjeuner, me serais-je sans doute dit si j’avais eu un peu moins d’esprit, contemplant avec bienveillance ce don de soi fait à la ville par l’un de ces génies, ou l’une de ces génisses, ne soyons pas misogynes, qui peuplent Paris la nuit. Au lieu de cette réponse de mauvais goût, j’ai tourné le dos à la rue et je suis allé préparer le petit-déjeuner de Daphné ainsi que le mien. Le problème de cette civilisation, ai-je pensé un peu plus tard, ce n’est pas de savoir si elle est morte ou pas, non, qu’elle le soit, en effet, cela ne fait guère de doute, mais pourquoi nous ne l’avons pas encore enterrée, et pourquoi au contraire nous faisons tous ces efforts qui semblent vains et désespérés pour la maintenir en vie. Ce n’est pas la première fois qu’une civilisation meurt, et certainement pas la dernière, alors pourquoi ? Par fétichisme ? Pour d’aucuns, certes oui, mais pour les autres ? J’étais en train de marcher dans Paris et je venais d’écrire quelque chose en rapport avec cette fin de notre civilisation et la raison pour laquelle nous ne parvenions pas à l’enterrer (quelque chose qui doit demeurer posthume tant les chances de le comprendre sont minces) dans mon carnet au bison noir, quand je me suis posé la question. Question à laquelle la phrase secrète répondait en réalité et qui pourrait se paraphraser ainsi : par manque d’énergie vitale. Mais alors pourquoi, si cette civilisation est morte, finie, pourquoi est-ce que j’écris ? Cette question aussi, je me la suis posée. Pour qui viendra après les funérailles de notre temps, me suis-je répondu. Quelque chose dans l’air était particulièrement clair : l’espace avait une profondeur limpide, comme si je le voyais net pour la première fois depuis longtemps, ou plutôt : comme si je voyais net à travers l’espace qui, les choses et moi, nous sépare, comme si je pouvais traverser cet espace sans distance, sans latence, sans délai, sans mouvement, abolir l’espace. Pourtant, le temps n’était pas particulièrement clair, plutôt gris avec de rares éclaircies, mais ce n’était pas une question de météorologie, non, c’était une question de perception. Le jeûne alcoolique ferait-il déjà son effet ? me suis-je demandé, et la réponse à cette question aussi m’a paru évidente. Et pendant tout ce temps, je n’ai cessé de me répéter : Il faut que je fasse quelque chose de plus, il faut que je fasse quelque chose de plus, de plus que ce journal, de plus que cette chose sur Paris que je compose sans avoir la moindre idée de ce à quoi elle pourra bien ressembler quand elle sera achevée, si jamais elle l’est, il faut que je fasse quelque chose de plus, en dehors de tout contrôle social, sans espoir, quelque chose qui n’aurait d’autre fin que soi-même, qui serait son propre accomplissement en soi, oui, il faut que je fasse quelque chose de plus. Quand j’ai regardé par la fenêtre, la flaque avait disparu.