Je n’aurais pas dû cesser de regarder la pluie tomber. À la place, que faire ? Suivre le spectacle du monde qui est sans commune mesure avec celui, apaisant, de la pluie qui tombe ? C’est comme les voitures qui passent sous mes fenêtres, rien ne les arrête, surtout pas la pluie, qui les encourage, au contraire, à rouler, plus vite, plus loin, plus. Je n’aurais pas dû cesser de regarder la pluie tomber. À la place, il ne devrait rien y avoir, et surtout pas tous ces gens avec toutes leurs idées, qui ne veulent rien dire, ou si peu. S’arrêtent-ils jamais, ces gens, pour se demander ce qu’elles veulent dire, leurs idées, leur convictions, leurs certitudes, sur quoi tout cela se fonde, si seulement il y a un fondement pour tout cela ? S’arrêtent-ils jamais, ces gens-là, pour regarder la pluie qui tombe, et ne rien faire, et tout oublier hors cela, ce spectacle-là, apaisant, ô combien, doux, d’un monde qui n’a pas besoin de nous, d’où nous pourrions disparaître sans que cela ne change rien à la pluie qui tombe ? Si nous n’existions pas, la pluie tomberait quand même. Comme cette pensée est rassurante, n’est-ce pas ? Sans l’ombre d’un paradoxe ; — je puis disparaître, cela ne changera rien. Il n’y a pas à être angoissé par la possibilité de notre disparition, pas plus que je n’ai à m’inquiéter de la certitude de ma disparition, il ne faut pas avoir peur du néant, non, peut-être est-il, en dernier lieu, en effet, la seule chose qui soit. Pendant que j’ai cessé de la regarder, la pluie, elle, n’a pas cessé de tomber. Je m’arrête un instant d’écrire pour la regarder. Quelle douceur, me dis-je, et malgré le vacarme banal auquel on finit par s’habituer, quelle paix. S’il y avait au ciel une divinité de la pluie, je lui ferais l’offrande de ces quelques lignes, pour qu’elle ne cesse de tomber. Si cette divinité était en outre la divinité du temps qu’il fait, je lui offrirais aussi ces quelques lignes de plus pour que, sans cesser de pleuvoir, il fasse froid. C’est vrai que le froid me manque, me dis-je, regardant la pluie tomber, et le fragment de l’univers qui en découle, et la couleur gris paix dans lequel il baigne. Je suis un peu affalé, c’est vrai, sur ma chaise, le dos cassé contre le dossier, le ventre en avant, les fesses près du bord de l’assise, depuis que j’ai commencé à écrire, c’est vrai, je ne me suis pas redressé, non que je n’en aie pas la force, mais je ne n’en ai nulle envie, ainsi affalé, en effet, sans lever le nez, j’ai vue sur le ciel, et je suis des yeux les nuages plus ou moins gris, plus ou moins sombres, que le vent pousse. Est-ce que la pluie a cessé de tomber ? On dirait, je crois, mais cela ne me dérange pas ; elle reviendra. Hier, chez Balzac, ce cri déchirant du fantôme du colonel Chabert : « J’ai été enterré sous des morts, mais maintenant je suis enterré sous des vivants, sous des actes, sous des faits, sous la société tout entière, qui veut me faire rentrer sous terre ! »