dix janvier deux mille vingt-trois

Il fallait être vraiment con, je crois, pour se trouver dehors par ce temps-là, dehors à ne courir après rien, rien qu’après soi-même. Et encore. Moi, j’y étais dehors, à ce moment-là, et je m’y sentais bien, pourtant, oui, je dirais, suffisamment bien en tout cas pour ne pas faire demi-tour, mais continuer, courir sous l’eau de pluie froide de l’hiver, dans le vent froid de l’hiver, dans Paris l’hiver. Avant de partir, je n’ai pas branché le gps qui me sert à tracer les courses à pied, comme je le fais d’habitude, non, je me suis contenté d’un simple chronomètre, histoire de savoir quand même où j’en étais de la matinée, où j’en étais du temps, où j’en étais de l’histoire, où j’en étais de moi-même. Au début, en courant, dans le silence de la conversation avec moi-même, je me racontais ce que j’étais en train de faire comme si c’était mon journal que j’étais en train d’écrire. Et puis, j’ai croisé des adolescents qui m’ont semblé laids et bêtes et je me suis dit : Arrête de juger. Mais, ai-je ajouté tout de suite après, si j’arrête de juger, est-ce que je n’arrête pas de penser ? Au fond, c’est peut-être cela qu’attend de nous cette société bienveillante, inclusive, qui nous enjoint de ne stigmatiser personne mais nous enferme à la première occasion donnée, peut-être est-ce cela qu’elle attend de nous : que nous ne pensions plus. Et force est de constater que nous sommes plutôt doués. Mais ce n’est pas ce que je me suis dit. En fait, j’ai arrêté de juger, en effet, pas pour ne penser à rien, mais pour penser à autre chose, penser à ce que j’allais écrire en rentrant à l’appartement, après ma séance de gainage. Ainsi, après m’être douché, sans même avoir pris le soin de m’habiller complètement, j’étais encore en sous-vêtements, je me suis assis sur ma chaise à ma table d’écriture, et j’ai écrit l’introduction d’un article à venir. Et les phrases semblaient couler de source. Faut-il se méfier des phrases qui coulent de source quand elles coulent de source ou faut-il les accueillir comme on accueille un don, comme on accueille dans ses mains et puis dans sa bouche l’eau qu’on puise à sa source ? Que les phrases que nous rencontrons la plupart du temps dans les livres, les journaux, la bouche des gens, ressemblent à du soda dans des bouteilles en plastique, est-ce une réponse à la question ? L’autre jour, dans l’un de ces journaux, justement, j’ai lu que la consommation quotidienne de soda était susceptible d’augmenter le risque de calvitie chez les hommes. Et j’ai vu là se dessiner l’avenir de l’humanité, non pas obèse et chauve, les régimes et les greffes plastifieront tout cela, mais occupée à guérir de maladies qu’elle se sera inoculées elle-même. Sauf que c’est maintenant, me suis-je fait remarquer, l’avenir. Oui, c’est maintenant, et Ludwig, au lieu d’être dans nos chairs pour nous aider à mieux vivre avec nous-mêmes, comme un con, comme un sociologue, est dans le living, et on l’en félicite. Ah décidément, quelle époque merveilleuse, oui, quelle époque merveilleuse. Mais je m’égare. Peut-être que je ne devrais pas écrire tous les jours comme je le fais, peut-être qu’à force d’écrire tous les jours comme je le fais, je finis par raconter n’importe quoi, et je me souviens qu’avant, je pensais qu’il ne fallait pas écrire tous les jours, que c’était même nuire à l’écriture que d’écrire tous les jours, qu’il ne fallait écrire que si et quand la nécessité s’en faisait sentir, jamais autrement, mais c’était quand avant ? je ne sais pas, il y a longtemps et puis, de toute façon, à quoi la vie est-elle bonne sinon à écrire ? Hier au soir, Daphné m’a proposé de m’aider à écrire mes livres : elle allait, m’a-t-elle annoncé après le dîner, trouvé des idées de contes et moi, je n’aurais plus qu’à les écrire, les contes. Je lui ai dit que je croyais qu’il valait mieux qu’elle les écrive elle-même, mais elle m’a répondu que non, elle ne voulait pas écrire, qu’elle n’aimait pas écrire, qu’elle voulait aider, et c’est tout. Ensuite, elle est allée dans sa chambre et puis, quelque temps après, elle est revenue avec le bloc-notes qu’elle m’avait demandé de lui donner un peu plus tôt dans la soirée. En haut de la page couverte de son écriture bleue et encore maladroite, on pouvait lire l’incipit que voici : « C’est ce qui s’appelle se jeter dans la gueule du loup. » Tout un roman.