C’est peut-être pour cela que j’ai mal dormi cette nuit, parce que je n’ai pas l’habitude de connaître de tels sentiments, mais comme c’est un tel sentiment que j’ai connu, il faut que je le raconte : hier au soir, avant de m’endormir, j’en ai eu la parfaite consciente, j’étais heureux. Tout était aussi pourri que les autres jours, le monde allait aussi mal que les autres jours, et mon bonheur, si grand soit-il, ne m’empêcherait jamais de sentir avec une grande clarté le profond dégoût que m’inspire le monde, pas plus qu’il ne m’empêcherait tôt ou tard d’entrer dans une colère noire, mais moi, malgré tout, malgré cela, j’étais heureux. J’avais beau savoir que ce que je faisais n’avait à peu près aucune chance d’avoir jamais aucun succès, comme ce que je fais, c’est ce que je veux faire, j’étais en accord avec moi-même. Et je le suis toujours. Je ne fais pas ce que je fais, me suis-je dit ce matin en jetant un regard rétrospectif sur le sentiment nocturne de la veille, parce que j’essaie de faire quelque chose de mieux, ou quelque chose d’autre, et que je n’y arrive pas, mais comme c’est tout ce que je sais faire alors, faute de mieux, je continue de faire ce que je fais au lieu de faire mieux, au lieu de faire autre chose, non, un peu comme chez Kant, chez qui le « je pense » doit pouvoir accompagner chacune de mes représentations, je fais ce que je fais en ayant conscience que c’est ce que je fais, que c’est ce que je veux faire, je pourrais sans aucun doute faire mieux, je ne dis pas le contraire, au contraire, et devenir encore meilleur, je m’y emploie, d’ailleurs, à être plus beau, à être plus intelligent, à être plus gentil, à être plus fort, à être plus juste, à être plus doux, à être plus cruel, mais ce que je fais, je ne le fais ni par dépit, ni opportunisme, ni par cynisme, ni par désespoir, mais parce que je l’aime, profondément, sincèrement, absolument. Le paradoxe, c’est qu’il n’y a pas de paradoxe : ce n’est pas parce que l’état du monde est déplorable que nous devrions être malheureux, la conscience de l’état du monde et de notre état à nous qui habitons ce monde, qui en faisons partie au même titre que tout ce qui existe dans l’univers, devrait au contraire nous rendre heureux parce que, conscient comme nous le sommes de ce que les choses sont comme elles sont, nous en avons une conception juste, nous ne sommes pas victime des illusions qui obscurcissent l’esprit, le pervertissent, nous savons ce que nous valons, nous savons comment va le monde. Si j’observe ce pan infime de l’univers qui me concerne, bien sûr, je puis regretter que d’autres, dont je n’estime pas le travail, aient plus de succès que moi, et il peut m’arriver de concevoir de la jalousie à leur endroit, mais je fais fausse route, parce que, pour être jaloux d’eux, il faudrait encore que je veuille faire la même chose qu’eux, sans y parvenir, sans parvenir à obtenir le succès qu’ils ont et que moi je n’ai pas. Or, tel n’est pas le cas, je fais ce que je veux, il se trouve simplement que cela ne me vaut guère de succès, peut-être en aurais-je après ma mort, peut-être n’en aurais-je pas, qu’en sais-je ? cela ne me concerne pas puisque je ne serai plus là, mais je n’ai pas à m’en prendre à ce que je fais ni à ce qu’ils font, je n’ai qu’à faire ce que je fais, ce que je veux et eux, eh bien, qu’ils fassent tout ou n’importe, cela ne me regarde pas. La conscience que le monde est pourri, rotten, comme dirait Johnny Shakespeare, ne doit pas nous plonger dans les abîmes du désespoir, faire de nous des êtres cyniques et opportunistes. Certes, c’est ce que la majeure partie de la population mondiale fait, si elle en a les capacités (en vérité, la majeure partie de la population mondiale en est bien incapable, c’est une masse humiliée et exploitée), prenant conscience de ce fait, elle se mue en une horde de bêtes assoiffées de lucre, mais cela ne signifie que c’est ce qu’il faut faire, au contraire. Ce n’est pas le bonheur qui est anachronique, c’est nous qui sommes malheureux qui avons mauvaise conscience, — nous sommes malheureux parce que nous avons mauvaise conscience. Or, ce sont deux choses différentes. La mauvaise conscience est le symptôme de ma défaite quand le bonheur est euchronique : non pas accord avec l’époque, mais avec soi, quelle que soit l’époque. Être de son temps, ce n’est pas être béat devant l’époque, être en phase en prise ou je ne sais quoi avec le contemporain (comment peut-on s’étonner que le gens soient malheureux, si c’est ainsi qu’ils pensent, si c’est ainsi qu’ils vivent ?), mais être dans le même temps que soi. L’euchronie est synchronique, dirais-je, si seulement cela voulait dire quelque chose, pas d’un autre temps (uchronie), mais ici et maintenant. Amor fati n’est pas fatalisme, alors, c’est tout le contraire, alors : c’est l’amour du destin, l’amour que me porte le destin et que, si je le comprends, si j’en ai conscience, si je suis assez fort pour ne pas le subir passivement, mais agir avec lui, je puis lui porter en retour, — j’aime le destin parce que le destin m’aime.Et réciproquement. On m’objectera : mais tous les vaincus, tous ceux qui souffrent, tous ceux qui sont accablés de misère, qu’en est-il d’eux ? C’est vrai, mais ont-ils jamais aimé ? Les avons-nous jamais aimés ? Et toi, as-tu jamais aimé ?