Ah, Laurent Gaudé, Matthieu Chedid, en voilà des quelqu’un ! me suis-je dit tout de suite après avoir croisé le second au jardin du Luxembourg, où je vais courir et me promener, et le premier sur le boulevard du Montparnasse, où je réside. En voilà des quelqu’un, me suis-je donc dit, moi qui ne suis personne, tout juste une personne. (Il n’y a guère que les quelqu’un qui soient réellement des personnes.) Ce n’était certes pas la première fois que je les croisais, l’un comme l’autre, mais jamais dans la foulée, c’est le cas de le dire puisque j’étais en train de courir, et eux aussi ils étaient en tenue de sport, faut-il souligner, s’il n’avait pas fait attention, d’ailleurs, un observateur distrait aurait presque pu nous confondre, eux et moi, mais non, ce n’est pas vrai, je mens, on ne peut pas confondre quelqu’un avec personne, cela est impossible, jamais dans la foulée l’un de l’autre, et en tout cas pas depuis longtemps. Avant, oui. Souvent ? Oh, je ne dirais pas cela comme cela, non, mais plusieurs fois, oui, assurément. Mais avant quand ? Eh bien, lors de ma première vie à Paris, ainsi que j’ai décidé de l’appeler ce matin, pour la distinguer de celle-ci, lors de ma première vie à Paris. J’avais même écrit un texte (est-ce que j’en ai déjà parlé ? je ne m’en souviens plus, passons, et tant pis si je me répète), un texte qui faisait partie d’un ensemble plus vaste de maximes, portraits, etc., satire de mon temps que je projetais sous l’auspice de certains de mes héros, les moralistes du Grand Siècle (La Rochefoucauld, Pascal, La Bruyère), un texte qui s’intitulait People de Paris, et qui consistait en courts aphorismes donnant chacun la description ironique de ma rencontre (ou le simple fait de croiser) avec une star, une starlette, une vedette ou quelqu’un de connu ; — une phrase, brève, deux ou trois lignes tout au plus. J’avais choisi un carnet chez Papier+, papier bible sous un couverture à motifs géométriques en relief inversé noire et lisse comme un cuir fin, où, à l’aide de mon Parker P51 chocolat à capuchon doré, je notais toutes les phrases, les maximes, les aphorismes qui composaient ce recueil (d’autres morceaux du texte, plus longs, étaient saisis directement à l’ordinateur). Ce carnet doit encore se trouver dans les archives de ma première vie à Paris, c’est-à-dire dans cette grosse boîte transparente qui se trouve là, à portée de main de l’endroit où je me trouve en ce moment pour écrire, et où sont entassés cahiers, carnets, feuilles, ordinateurs défunts mais conservés pour leur disque dur. Quand j’écrivis ce texte, inachevé, je travaillais chez Grasset, en plein Saint-Germain-des-Prés, ce qui facilitait grandement l’observation de la star, starlette, vedette, personne connue dans son milieu quasi naturel. Peut-être avais-je en tête d’œuvrer tel un entomologiste, observant, décrivant, classant ces étranges bestioles qui peuplent Paris, et c’était une belle idée, je crois, mais qui aurait voulu publier cela ? Aucune idée. Je n’en avais déjà aucune à l’époque, et peut-être est-ce la raison pour laquelle j’ai laissé tomber. Et puis, il est vrai que j’aspirais à quitter ce poste d’observation certes privilégié, mais tellement ingrat, où je me suis senti si humilié (le premier jour chez Grasset, j’ai pleuré), mais de cela, je sais que j’ai déjà parlé, et je n’ai pas envie de recommencer, j’aspirais à me métamorphoser, devenir ma propre bestiole, et pas le laquais d’une autre. Ai-je pensé à tout cela, ce matin, après avoir croisé les deux quelqu’un, tout en courant ? Oui, après avoir croisé le second (j’entends : le second par ordre chronologique, par ordre starique, c’est le premier, bien plus connu que le premier par ordre chronologique qui, somme toute, ne l’est pas tant que cela, connu), j’ai commencé à composer les phrases tout en courant, chaque foulée ou presque développant l’idée que je suivais. J’ai terminé le premier tour du jardin comme cela, et puis j’en ai fait un second avant de rentrer à la maison en passant par la rue de Fleurus, un petit morceau de la rue Notre-Dame-des-Champs, avant de remonter la rue de Rennes jusqu’au boulevard, itinéraire habituel. Il y avait du vent, il pleuvait, et il ne faisait pas exactement chaud, non, au contraire, mais moi, j’étais là, et j’étais bien là ; — moi qui ne suis personne, je puis dire que j’allais en paix.