Si j’en crois les statistiques de mon site, depuis quelque temps, il y a plus de gens que d’habitude qui lisent ce que j’écris, mais cela ne change fondamentalement rien à ma vie. Si j’en crois ce que Nelly m’a dit hier, sur les réseaux sociaux (qui sont décidément le dépotoir de l’humanité), un type qui exerce par ailleurs le métier d’éditeur s’extasie devant des livres parus chez Abrüpt, dont mon Et partout c’est la guerre (il publie la couverture de mon livre ainsi que celle du livre de Giraudon et Vermeulin), mais cela non plus ne change fondamentalement rien à ma vie. Il me faut dire, en tout cas c’est ce que je ressens le besoin de dire, il me faut dire que l’éditeur en question n’a jamais pris la peine de lire le manuscrit de la vie sociale que je lui avais pourtant confié en personne (ainsi que quelques-uns de mes livres que je lui avais poliment offerts après les avoir choisis exprès parmi ceux que j’avais déjà commis, je m’en souviens, il m’avait donné rendez-vous à la boutique de la Torréfaction Noailles, sur la Canebière, c’était le quatre octobre deux mille dix-huit, mais de ces livres non plus il ne m’a jamais dit le moindre mot, je suppose qu’il n’a tout bêtement pas pris la peine de les lire, quel malheur d’être bien élevé, me dis-je, me considérant avec compassion, quel malheur d’être bien élevé dans un monde qui ne l’est pas) et dire aussi que la dernière fois que nous nous sommes croisés, précisément le vingt-huit mai deux mille dix-neuf à la terrasse du Marengo, un bar hideux d’une rue hideuse situé près de l’hideux Vieux-Port de Marseille, j’ai consigné cette mésaventure dans mon journal deux jours plus tard, à la date du trente mai deux mille dix-neuf, il ne m’a tout simplement pas reconnu, ce qui m’avait asséné un coup d’une violence rare parce que je m’étais rendu compte à ce moment-là que je n’étais personne. Je le savais bien que je n’étais personne, tout comme je sais, aujourd’hui encore, que je ne suis personne, mais la manifestation sociale de cette certitude subjective, pour ainsi dire, m’en apportant la preuve irréfutable, objective, pour le dire aussi ainsi, m’avait profondément blessé. Aujourd’hui encore, c’est dire, je ressens cette douleur. Mais qu’est-ce, me demandera-t-on, oui, qu’est-ce qu’être quelqu’un ? Être comme lui, probablement. Être comme un autre. Alors, évidemment non, je n’ai pas envie d’être comme lui, pas plus que je n’ai envie d’être un autre, mais ce n’est pas la question, ou pas la réponse à la question. Alors, quelle est la question, ou quelle est la réponse à la question ? Je pensais avoir oublié cet événement, avoir oublié toutes ces histoires et, jusqu’à hier, c’était vrai, j’avais tout oublié, mais les lecteurs de Proust le savent bien : la mémoire ne se contrôle pas, c’est elle qui nous contrôle, elle vient à nous plus que nous n’allons à elle, c’est elle qui se souvient de nous plus que nous d’elle. On appelle cette mémoire, « la mémoire involontaire », mais on a tort de réduire la mémoire à une question de volonté ; le fils que la mémoire tisse sont inscrits dans notre corps. La nuit est tisserande qui déroule le fil de ce que nous sommes, de ce que nous fûmes, de ce que nous serons. Hier au soir, quand Nelly m’a montré le message dont je viens de parler, je n’ai pas relié immédiatement son auteur à l’auteur de mon humiliation parce que, cette humiliation, je l’avais oubliée, ce n’est que ce matin que la chose m’est apparue clairement. Plutôt que de m’adonner à cette forme dominicale de masochisme littéraire, je pourrais enfouir cet événement un peu plus loin dans les profondeurs de la mémoire sous des couches de faits et de fictions mais, pas plus que je ne veux passer pour qui je ne suis, je ne veux travestir la réalité, faire semblant, présenter une version du monde qui n’est pas la version que je vis. Ce matin, sans quitter le lit où j’avais dormi, je me suis armé de mon ordinateur, et je me suis souvenu de tout ce que j’avais vécu, je me suis souvenu de l’échec, de l’humiliation, je me suis souvenu de ces gens qui ne sont pas souvenus de moi, pas plus que, publiant la photographie d’un de mes livres dont ils feignent d’admirer la couverture pour se donner bonne conscience, pour paraître sur la scène débilitante de la vie sociale en seigneurs magnanimes, ils ne se souviennent de leur auteur, c’est-à-dire de moi, je me suis souvenu que je n’étais personne, j’ai clairement perçu que je ne suis personne. Cette perception me rend-elle triste ? Un peu, peut-être. Je ne nierai pas ici, ici où j’ai pris la décision de dire la vérité, je ne nierai pas que j’aspire à la gloire, mais l’absence de la gloire ne me rend pas malade. Je regarde la tête des gens qui la connaissent et je n’ai pas envie de leur ressembler. Non, ce que je voudrais, c’est une gloire qui me ressemble à moi, une gloire à mon image, et non revêtir un costume qui n’est pas le mien pour la connaître, qui serait fausse dès lors, artificielle dès lors, oui, mais une telle gloire existe-t-elle ? Je n’en sais rien ; — je ne la connaîtrai sans doute jamais.