Passé ces dernières heures à Bomarzo ou, plus exactement, dans le livre de Manuel Mujica Láinez du même nom, d’où un étrange sentiment de dépossession de soi quand, après en avoir fini la lecture, ce matin, je suis allé courir. Il faisait assez froid et je n’aurais pas dû quitter si brutalement, je crois, les quelque 900 pages parmi lesquelles j’avais passé ces derniers jours. De fait, j’ai eu du mal à mettre un pied devant l’autre aussi longtemps que j’avais l’intention de le faire comme si, moi aussi, j’avais fini par boiter, tel Pier Francesco, dit Vicino, Orsini, duc de Bomarzo et héros de cette vaste fresque. Mais je ne vais pas récrire mon texte ici, ce n’est pas le lieu. Un peu plus tard, alors que j’avais prévu de laisser passer un jour, j’ai fini d’écrire ma critique du livre, pour m’en débarrasser, peut-être, je veux dire par là : pour ne pas être obsédé par lui. Est-ce que je travaille mal ? Est-ce que je suis désorganisé ? Est-ce que je n’ai pas de suite dans les idées ? Est-ce que je ne suis pas à la hauteur des ambitions que je me donne ? Je ne sais pas, je me pose ces questions parce que la lecture de Bomarzo a interrompu ce que j’étais en train de faire, que j’ai encore tant d’autres choses à lire, pour moi, pour le prix, tant d’autres choses à mettre en forme, ou à déformer, et qu’il me semble que je n’y parviens pas, que je cours après quelque chose qui me fuit et que je ne parviendrai jamais à rattraper. Est-ce vrai ? Est-ce que je me fais des idées ? Je ne sais pas, je me pose ces questions parce que tout semble à encore à entreprendre et rien ne va à la vitesse qui est celle de mon désir — instantanée. Or, oui, je le sais, je sais qu’il faut du temps et je sais que, me précipitant, il m’est arrivé de mal faire, de mal écrire, ce qui conduit à l’échec, à l’effondrement de la chose sous sa propre difformité. Il faut être patient et je hais la patience. Peut-être ne pourrais-je vraiment écrire que comme un condamné, mais cela, puis-je réellement me le souhaiter ? Je ne sais pas, je me pose ces questions parce que je suis plein de doutes, mais je suis heureux quand même parce que ces doutes, ou ce doute radical, ne m’empêchent ni de vivre ni de penser ni d’écrire : ce n’est pas qu’il me faut faire avec, il faut que je fasse quelque chose avec, il faut que j’en fasse toujours la matière même de mon écriture. Trop de signes pour aujourd’hui. Parfois, il me semble que j’ai la tête trop petite pour tout ce qui se tient dedans et que c’est pour cela que j’écris, mais je ne sais pas, peut-être que c’est le contraire, peut-être que si je n’écrivais pas, j’aurais la tête vide et libre, peut-être que je serais libre, léger comme l’air froid qui gagne de nouveau la ville, enfin. Je ne sais pas. Rien ne peut commencer que par un tremblant je ne sais pas.