Je m’installe dans un rayon du soleil qui inonde Paris aujourd’hui, et je laisse de côté tout le mal que l’on nous fait, je l’ignore, je le méprise, il disparaît. Le ciel est d’un bleu si pur qu’il a quelque chose d’irréel, mais non, c’est toute la réalité, elle est là, il suffit pour le voir de la regarder. Cette nuit, la voisine du dessus, qui semblait étouffer dans des cris dignes des études du XIXe siècle sur l’hystérie, m’a réveillé. Combien de temps ont-ils duré, ses hurlements ? Je ne saurais le dire, quelques minutes à peine, sans doute, mais à moi, cela m’a paru bien plus long, évidemment. Ensuite, la scène habituelle, une scène invisible, purement audible, s’est reproduite pour la énième fois. Elle s’est mise à crier : CASSE-TOI ! CASSE-TOI ! CASSE-TOI ! une dizaine de fois peut-être à quelqu’un qui ne répondait pas ou dont je n’entendais pas la réponse. Je me suis demandé quelles pouvaient bien être ces personnes qui vivaient ainsi et j’aurais aimé, je crois, avoir le pouvoir de me rendre invisible et de flotter dans l’air de Paris pour observer avec mes yeux et non avec mes seules oreilles ce délire qui se joue à intervalles réguliers au-dessus de ma pauvre tête ensommeillée. Ou alors, tout simplement, ne rien entendre du tout, qu’il n’y ait pas de bruit, et dormir du sommeil paisible de qui a consacré sa journée à la littérature, à la musique, à l’amour, à la vie. J’étais épuisé, mais je n’arrivais pas à trouver le sommeil, trop d’excitation sans doute, trop de tension nerveuse encore dans le corps, il aurait fallu que je marche deux ou trois heures pour laisser tout cela, me défaire de tout, mais quand j’ai croisé ces trois jeunes hommes qui empestaient l’alcool et, sur le boulevard, hurlaient à la mort dans la nuit de Paris, je n’ai pas eu envie de flâner, mais de rentrer chez moi, vite, me coucher. Tout ce à quoi j’interdis l’entrée de ces pages (tout ce qui me semble être la négation de l’amour), je ne le laisse pas de côté parce qu’il n’a pas d’importance, mais parce que je dénonce son importance, je m’oppose à son importance, je veux qu’il perde toute importance, je veux qu’il disparaisse. Je regarde Nelly qui souffre, je tâche de la réconforter, le puis-je seulement ? Oui, je crois que je le puis. Il y a quelque temps de cela, du vingt-cinq novembre deux mille dix-neuf au cinq mars deux mille vingt, avec un ajout à la date du six novembre deux mille vingt, j’avais consigné un certain nombre de considérations relatives à mes sentiments dans deux cahiers d’écolier italiens noirs à bords rouges et de moyen format, un « journal intime », avais-je écrit mot à mot et entre guillemets, sentiments causés par la vie sociale et, plus précisément, la vie de famille. Je viens de les sortir du tiroir où ils sont rangés, non pour les relire (j’y ai à peine jeté un œil), mais pour les dater avec exactitude ici (je les avais évoqués dans ces pages à l’époque de leur rédaction), et je me suis demandé s’il ne faudrait pas que je tienne, de nouveau, une sorte de journal intime, pour conjurer le sort ou, du moins, confier quelque chose de ces sentiments que je laisse de côté ici, les confier à la postérité (même indifférente). Je n’ai pas résolu la question : quand je pense que oui, il le faudrait, je m’objecte que non et, quand je pense que non, je m’objecte que oui en sorte que je m’enferme dans un dilemme d’où je ne puis sortir qu’avec effraction, faisant violence à l’apparence de logique et sa force faussement contraignante. Pourquoi écrivez-vous ? demande-t-on souvent, et c’est une question imbécile, l’écriture étant précisément cet événement qui a lieu en l’absence de toute raison, de quelque ordre qu’elle soit, politique, esthétique, sociologique, éthique (la mauvaise littérature étant généralement celle qui s’écrit pour de bonnes raisons, au nom de ces bonnes raisons), l’écriture tend toujours à la pureté, à une forme de dépouillement qui se défait de toutes les raisons.