dix-neuf janvier deux mille vingt-trois

Je suis dans mon lit. Je ne me suis pas levé ce matin. Au lieu de le faire, je me suis équipé de mon ordinateur portable et j’ai pris mon petit-déjeuner là, devant le clavier ouvert. Si je voulais renvoyer une bonne image de moi-même, ce n’est pas ce que je dirais, mais que c’est par solidarité avec les grévistes qui s’opposent à la réforme des retraites, laquelle, au fond, c’est ce que je pense sincèrement, comme toutes les réformes qui exigent des gens plus de travail tout en leur accordant moins de droits, est dégueulasse, mais non, moi-même, n’étant pas salarié, si je décide de ne pas travailler une journée, c’est moi-même et moi seul que je pénalise, moi et personne d’autre, je ne bloque aucune chaîne de production nulle part, tant je suis inexistant sur le marché du travail, mais non, de ma bonne image comme de ma bonne étoile, je ne me soucie guère, ce n’est pas pour cette raison que je ne me suis pas levé ce matin, non, si je ne me suis pas levé ce matin, c’est simplement parce que j’avais la possibilité de le faire, l’enseignante qui remplace la maîtresse de Daphné faisant grève, le temps était libre, la voie aussi, et donc, quand je me suis réveillé, une heure plus tard que d’habitude, à peu près, je me suis dit que j’allais  resté là et écrire dans mon lit, comme ça, resté là où je me trouvais, un peu à distance du monde extérieur, un peu à distance de la réalité, non que je fuie le monde extérieur, non que je fuie la réalité, mais histoire d’échapper à leur emprise un peu plus longtemps que d’habitude, le sommeil étant encore, avant l’invention d’une intelligence artificielle qui en prendra le contrôle pour notre bien, pour nous rendre la vie plus facile, améliorer nos performances et réduire les dépenses de santé publique, le sommeil étant notre dernier refuge, en effet, quand on dit qu’il faut être « en prise avec le réel », et que c’est à cette  seule condition que l’art vaut quelque chose (une idée d’imbécile), quand on dit qu’il faut être « en prise avec le réel », on oublie qu’ainsi, c’est le réel qui étend son emprisesur nous, un réel qui, de plus, est une construction sociale, politique, idéologique, la liste des faits composant ce que l’on désigne par ce nom ridicule n’étant pas infinie, comme c’est le cas du monde, le monde est tout, mais un ensemble choisi de sujets à traiter impérativement au risque d’être purement et simplement disqualifié par le monde social, lequel, à la faveur d’une tautologie qu’il feint de feindre d’ignorer pour persévérer dans son mal-être, ne s’intéresse jamais qu’à ce qui l’intéresse, c’est-à-dire, au fond, à pas grand-chose, c’est pour cette raison que tous ceux qui passent à la télévision parlent de la même chose, c’est pour cela que tous les gens qui viennent vendre leurs livres à la télévision (à la télévision ou à la radio, c’est la même chose) parlent tous de la même chose, sans exception, que ce soit « le monde réel », « l’actualité », « le contemporain », c’est toujours la même chose, et qui souhaite échapper à la même chose n’a guère d’autre choix que de rester couché dans son lit chaque fois qu’il a l’occasion de le faire parce que c’est ainsi seulement, dans cette défection seulement, que quelque chose peut avoir lieu, pas dans le monde réel, non, le monde réel est verrouillé, pas dans le monde réel, non mais ailleurs, dans un autre monde, c’est seulement dans la défection que quelque chose peut avoir lieu d’original, là, en effet, l’imaginaire n’est pas verrouillé, l’imaginaire est indéterminé, mais pour combien de temps encore ? le temps, probablement, d’inventer une intelligence artificielle qui aura la tâche de monétiser aussi cette dimension-là de l’existence, alors rester au lit le matin d’un jour de grève n’en vaudra même plus la peine, il n’y aura plus nulle refuge où échapper aux doctrinaires de la réalité. Mais, au fond, ne suis-je pas comme eux, moi, ne suis-je pas contaminé par eux, moi, ne suis-je pas en train de chercher comment donner une dimension politique à ce segment de mon existence, ne suis-je pas en train de m’efforcer d’interpréter politiquement mon envie de paresse ? De paresse ? Même pas vraiment, en fait, tout ce que je voulais en restant dans mon lit, c’était un peu plus de temps, voler du temps à la réalité pour écrire un peu plus, écrire un peu plus longtemps, voler à la réalité le temps de m’en échapper, ce n’est pas paresse que cela, mais activité supérieure, activité plus intense, énergie plus puissante, concentration plus profonde, ce moins, c’est plus, moins de réel, plus de vie. Au fond, ce que je voudrais, je crois, ce que je voudrais aujourd’hui, du moins, et sans doute tous les autres jours aussi, ce que je voudrais aujourd’hui, en particulier, c’est passer ma journée à écrire, ne m’occuper de rien, n’être préoccupé de rien, me concentrer sur la seule écriture, tout oublier, tout abandonner, que tout disparaisse pour ne laisser que cela, que cette seule musique interne à elle-même, la laisser inventer ses propres règles et les suivre ou les enfreindre, comme bon lui semblera, ne plus me soucier de ce qui agite les habitants du monde réel, tout ignorer non par mépris de leurs soucis, mais au nom d’une lumière plus claire, d’un amour plus grand. Si nous sommes à ce point fascinés par le réel, le contemporain, comme sous hypnose, c’est que nous sommes désespérés, les hurlements dans la nuit ne sont pas des cris de joie, écoute-les, ce sont des appels à l’aide auxquels personne ne répond parce que personne n’a plus envie de nous entendre depuis longtemps, nous sommes obsédés par le réel, le contemporain, parce que nous ne savons pas quoi en penser, nous n’avons rien que des morceaux d’idéologie vantarde pour ce (mal) faire, mais nous n’avons point d’esprit, ne savons inventer, n’avons nulle imagination, ne faisons que recycler comme l’époque nous apprend à le faire, sagement, nous caressant les cheveux comme on le fait aux enfants qui s’éveillent, terrorisés, d’un mauvais rêve : « Ne t’inquiète pas, mon enfant : tout a déjà été fait. »  Tout a déjà été fait, vraiment ? Voilà qui est bien. Ainsi rassurés, nous pouvons nous recoucher, et dormir tranquille, notre tâche est infime, qui tourne sur elle-même, est enfermée en elle-même, marmonne d’un indicible ennui sur nos minuscules écrans ou, du moins, trop petits pour moi, trop petits pour qui aspire à l’immensité. Et chaque jour on nous répond qu’elle n’est pas pour nous, qui venons trop tard et chaque jour on nous ment. À croire que nous aimons le mensonge. Aimons-nous le mensonge ? Des bruits qui semblent étouffés, plus lointains qu’ils ne le sont en réalité, sonores comme des vagues qui refluent sur le rivage, montent quelquefois du boulevard. Jusqu’à présent, absorbé comme je l’étais par mon écriture, plongé en elle comme en une vaste mer, je ne m’étais pas soucié d’eux. À présent, je m’arrête un instant, y prête l’oreille, sans doute ne diffèrent-ils en rien de ce qu’ils sont les autres jours, quand je ne m’y intéresse pas, quand ils ne font rien que me déranger, agressions sonores maintes fois répétées, tout juste peut-être sont-ils un peu plus rares, aujourd’hui, mais essentiellement ce sont les mêmes, tout ce qui change, c’est moi, qui n’ait pas d’essence, moi et mon attention, mon écoute, jour de grève, jour de trêve, n’est-ce pas à cela que nous aspirons ? Non pas les vacances du touriste, qui ne sont jamais que le prolongement du travail, son envers nécessaire, sa justification ultime, la preuve qu’il est irréfutable, mais une exception qui ne soit pas un état d’exception, qui soit tout au contraire le rétablissement de nos droits naturels à l’existence, comme si seule cette exception nous permettait de prendre conscience de nos droits naturels à l’existence et que ces droits sont chaque jour travestis, bafoués, dévoyés, comme si, dans cette défection, qui n’est que la désertion d’un régime mauvais, nous étions enfin en mesure de les énoncer clairement alors que, chaque jour, notre langage est confisqué, quand parler la langue qui vient à moi ne devrait pas être un luxe mais, homo étant qui parle, un droit que je puis exercer à loisir. Je bâille, mais je ne veux pas m’arrêter. Aujourd’hui, ce me semble, je n’ai pas à creuser ce trou que je creuse dans le temps pour exister, aujourd’hui, ce me semble, l’existence n’est pas ce petit larcin qu’on commet et dont on tire nul gain autre que culpabilité. Que l’existence elle-même, que l’existence dans son innocence nous paraisse coupable, n’est-ce pas le triomphe du progrès ? Plus la vie est socialisée, et moins j’ai le droit d’exister. Je ne suis plus qu’une goutte d’eau dans un océan de déterminations qui m’échappent. Les autres jours de la semaine, je m’en aperçois ici et maintenant, ma vie est si lointaine qu’elle m’est absolument étrangère, je ne puis en saisir que de rares morceaux, je fais des efforts pour m’approprier quelque chose de moi qui, en fait, ne l’est pas, à moi, mais à l’autre, au grand autre qui s’incarne dans la vie sociale. Or, je n’ai pas à m’approprier ma vie, ma vie n’est pas à moi, ce n’est pas une propriété, une possession, ma vie, c’est moi, je suis toute ma vie. N’y a-t-il donc que le temps de la défection qui me permette de le comprendre ? N’y a-t-il donc que l’exception qui m’autorise à accéder à cette dimension-là de mon existence ? Ne puis-je espérer y parvenir en temps ordinaire ? Est-ce à dire que la banalité est totalitaire qui enrégimente les singularités que nous sommes ? Mais quelle banalité ? Un jour pas comme un autre n’est-il pas un jour comme un autre ? Je ferme les yeux. Aux images qui me parviennent du fond de mon cerveau domestique, des images si réelles qu’elles semblent préfabriquées, je pourrais opposer le sommeil, mais je ne le fais pas. Dans la pénombre de ma chambre, au fond de mon lit, plus profond que le fond de mon cerveau, je garde les yeux ouverts, suis les inflexions de la vie, et cherche le chemin qui se fraye au milieu de toutes les formes convenues. Est-ce celui-ci ?