La fatigue d’hier a disparu. Elle était supportable, à vrai dire, jusqu’à ce que je reçoive ce mail qui m’a accablé, et peut-être ai-je eu tort, comme Nelly me l’a fait remarquer, tort de le prendre comme je l’ai pris — mal —, mais tout m’a semblé soudain si étriqué, si médiocre, comme un monde où je ne pouvais jamais dire ce que j’avais à dire comme je le pense, un monde où je ne pourrai jamais dire ce que je pense comme je le pense. Tu sais, les phrases ne peuvent pas être substituées les unes aux autres sans perte, salva veritate, oui, peut-être, parce qu’eadem sunt quorum unum potest substitui alteri salva veritate, mais ce qui vaut pour la vérité ne vaut pas pour la signification, non, il y a toujours quelque chose qui disparaît, se perd à tout jamais, c’est vrai. Il n’y a jamais de même dans le langage ; qui s’en soucie doit toujours faire attention aux différences, aux nuances. Il faut se soucier du subtil, de l’infime, de ce qui peut être détruit sans le moindre effort, moins pour protéger ce qui existe déjà que pour préserver l’avenir, l’inconnue du futur. Et puis, elle m’est tombée dessus, la fatigue, comme un poids infiniment lourd que je n’avais soudain plus la force de porter, et c’est tout ce que je suis qui s’est senti accablé, d’un coup, non en raison de la gravité même de ce que je venais de lire (de fait, grave, ce ne l’était pas), mais de ce que cela révélait en quelque sorte de tout car, si l’on avait suffisamment de suite dans les idées pour dérouler la suite logique des implications et des présupposés, dans un sens et dans son sens inverse, on s’apercevait que tout s’exprimait dans ce presque rien, effet lointain de l’état de la réalité, « le monde social », comme dit Balzac, qui est le nôtre. Tout est d’un ennui mortel. On pourrait se contenter, je crois, de se planter tous les soirs devant son écran, de regarder les programmes qu’on nous y propose, et ce serait cela, la réalité, le monde social, rien d’autre. C’est une manière d’idéal. Un idéal sinistre, certes, triste comme l’ennui le plus sombre, mais un idéal quand même, qui s’accomplit chaque jour sans effort aucun, il suffit de jeter un œil aux fenêtres qu’éclairent les petites lumières des écrans pour s’en convaincre, — monades greffées sur le néant. C’est la seule vérité de notre temps : ce qui n’a pas d’image n’a pas d’être. Ce qui n’a pas d’image ne peut pas être converti en argent. Cela ne signifie pas que tout ce qui a une image soit convertible en argent, produise de l’argent (ce qu’on appelle, dans une simplification volontaire, la richesse), ce n’est pas une condition suffisante, c’est une condition nécessaire. Ce qui n’est pas convertible en une succession d’images n’est rien, est voué, sinon à disparaître, heureusement les choses sont plus compliquées que cela, à être ignoré. On pourrait s’assoir devant son écran, le soir, et toute la réalité serait là, il n’y aurait plus nul besoin de chercher ailleurs, tout nous serait révélé, nouveau temple où s’absorbe et se concentre toute la réalité, tout ce qu’on peut bien en penser, tout ce qu’on peut bien penser. L’image a imposé son format au monde. Et nous sommes contraints de nous y conformer. Comment, dès lors, à moins de parler tout seul, ne pas s’y ennuyer à mourir ?