vingt-deux janvier deux mille vingt-trois

Hier au soir, je me suis endormi sur le Père Goriot. Il devait être dix heures à peine. C’est Daphné qui m’a réveillé ce matin, quelque onze heures plus tard, vers neuf heures. C’était probablement la meilleure chose à faire, dormir, et c’est celle que j’ai faite. Plonger dans un noir si profond que nulle image n’y puisse pénétrer. Pourtant, j’ai rêvé. Je me souviens d’un fragment de ce rêve décevant où, en compagnie d’un ami, je devais me rendre à trois concerts dans la même soirée, les durées de concert indiquées sur les billets faisant qu’ils se chevauchaient, il y avait un problème qui me semblait insoluble. Décevant, ce rêve ? Je dirais plutôt : totalement dépourvu d’intérêt. Comme la plupart, serais-je tenté d’ajouter, mais je ne serais pas sincère. Faut-il ne jamais prendre l’imagerie onirique au mot — littéralement — et supposer toujours que, derrière le moindre contenu manifeste, il y a un contenu latent qui révèle ce que nous sommes dans les profondeurs sombres de notre être ? Dans les profondeurs de mon être, si j’en crois le fragment de ce rêve, il n’y a qu’un homme qui s’endort sur le livre qu’il est en train de lire. Pas de quoi en faire un roman. Ou bien ? Je ne sais pas, non, je vais dire que non. À cet endroit, il y a encore quelques minutes, quelques minutes à peine, à la suite de cette phrase, il y en avait deux ou trois autres avec lesquelles je décrivais un événement qui a eu lieu hier dans l’après-midi cependant que je me promenais dans les rues de Paris. J’ai d’abord décrit sommairement cet événement avant de noter par écrit que je ne savais pas si j’allais le conserver ou non. Et de décider donc que non. Bientôt, cet événement, je sais que je l’aurai complètement oublié. Il lui arrivera ce qu’il arrive à tous les événements : il tombera dans l’oubli. Seules les idées, peut-être, seules les idées auxquelles les êtres humains attachent un prix suffisamment grand ne tombent pas dans l’oubli. Mais peut-être le devraient-elles. Peut-être devrions-nous nous souvenir du rire édenté de l’enfant plutôt que de la grande idée dont on s’imagine qu’elle sauvera le monde, l’humanité, et qui a tôt fait de tomber en ruines, écrasée sous le poids de sa propre inanité. Si tout ne tombe pas dans l’oubli, est-ce autre chose que l’effet du hasard ? Et ce qui tombe dans l’oubli, nous ne pouvons pas l’appeler, nous n’avons pas de nom pour cela, rien qu’un langage général qui parle de ces choses tombées dans l’oubli. « Odradek », disait Kafka, qui n’est justement qu’un nom général, le nom d’un être impossible, une fiction fantastique, pas le nom d’un être réel, avec sa chair et ses os et son sang et son souffle, pas le nom d’un événement singulier qui aura occupé une certaine partie de l’espace durant un certain laps de temps, et dont nous voudrions nous souvenir, et qui nous échappe, et qui nous manque, et qui désormais nous fera toujours défaut. Adieu, choses oubliées, je ne sais même plus par quel nom vous appeler. Mais je suis malhonnête : cet événement, ce n’est pas le hasard son principe, mais ma volonté de l’oublier, de le faire disparaître pour toute l’éternité. Ne laissé-je pas ma vanité prendre le pas sur la réalité ? Comme s’il en était jamais autrement ? Dans le Père Goriot, tous les personnages sont mus par la passion qui les dévore, les ruine, les détruit, mais sans laquelle ils n’ont plus de vie : tant pis si, suivant ma passion, je cours à ma perte, — c’est elle ou le néant. Tout vaut mieux, même la destruction de l’être, que le pur et simple et terrifiant néant. D’où l’immensité, bien plus grande que ce qu’il reste de la vie, l’immensité de tout ce qui tombe dans l’oubli.