À aucun moment de mon errance minuscule, hier au soir, dans la nuit froide, malgré la colère qui était la mienne, colère contre tout le monde, colère contre moi-même, je n’ai détesté Paris. À aucun moment, je n’ai trouvé Paris laide. Je m’en suis fait la remarque quand, sortant du marché aux fleurs, je suis passé devant la Sainte-Chapelle, je me suis aperçu que, contrairement à ce que j’avais fait maintes fois auparavant, cette colère, je ne la tournais pas contre la ville, je ne faisais pas de la ville de déversoir de mes aigreurs d’âme. Ce phénomène nouveau est-il lié à la théorie que j’ai développée il y a quelques jours et dont j’ai parlé hier, théorie d’après laquelle, le moi ne se situe pas à l’intérieur de soi, mais se trouve bien plutôt inscrit dans la ville — ce qui serait la preuve que, au contraire d’avant, je ne me déteste pas, je ne me déteste plus —, pourquoi cela serait-il impossible ? Il faisait froid, les rues n’étaient pas désertes, mais presque, et de plus en plus en tout cas, quand je suis sorti de chez moi, ai pris à gauche sur le boulevard du Montparnasse, continué sur le boulevard de Port-Royal, ai tourné à gauche sur le boulevard Saint-Marcel, à gauche sur le boulevard de l’Hôpital, où un policier en trottinette a fait la bise à un autre policier en faction, jusqu’au Jardin des Plantes devant lequel je suis passé, où un clochard se réchauffait dans cette étrange vapeur blanche qui sort d’une bouche d’aération et dont j’ignore la fonction, j’ai traversé la Seine par le pont d’Austerlitz, longé le bassin de l’Arsenal puis le Canal Saint-Martin par le boulevard de la Bastille, traversé la place du même nom, remonté la rue Saint-Antoine, poursuivi rue François Miron, suis passé derrière l’Église Saint-Gervais sans avoir au préalable salué les Couperin, ai pris à gauche rue de Lobau pour rejoindre le quai de l’Hôtel de Ville, ai traversé une sorte de rue hors de clous pour rejoindre le Quai de Gesvres, franchi la Seine en sens inverse par le pont Notre-Dame, ai traversé le marché aux oiseaux, le marché aux fleurs en prenant l’allée Célestin Hennion, ai traversé la place Louis Lépine jusqu’au boulevard du Palais non sans une certaine nostalgie en passant devant la Brasserie des deux Palais, maître comment s’appelait-il déjà ? impossible de m’en souvenir, ai franchi la Seine dans le même sens par le pont Saint-Michel, ai traversé la place du même nom jusqu’à la rue Saint-André-des-Arts, sans nostalgie en passant devant la rue Séguier, mais avec en passant devant chez Allard, continué rue de Buci, pris à droite rue de Bourbon le Château, ai souri en voyant Serge Aboukrat dans sa galerie à une heure si tardive, remarquant qu’il avait changé d’adresse puisque, quand je l’avais rencontré, sa galerie se trouvait encore rue de Furstemberg, c’était le seul qui, sans rien me promettre, rien que pour me rencontrer, m’avait reçu quand, arrivant à Paris, voulant travailler dans une galerie d’art, j’avais envoyé d’innombrables cv restés, tous moins un donc, lettres mortes, il ne se souvient certainement pas de moi, mais moi je me souviens de lui et je ne l’oublierai pas, ai remonté la rue de l’Abbaye jusqu’à la place Saint-Germain-des-Prés, traversé le boulevard Saint-Germain, remonté un bout de la rue de Rennes avant de prendre à droite rue Bernard Palissy, où j’ai remarqué que, même de nuit, les éditions de Minuit avaient de la gueule, que ce devait être agréable de pousser ces portes pour aller y travailler, si seulement ce n’était pas ce que c’est devenu, pris à gauche la rue du Dragon, traversé ce carrefour qui, je crois, n’a pas de nom pour remonter la rue du Cherche-Midi, traversé le boulevard Raspail, passant devant le Nimrod, j’ai vérifié en regardant par la vitre que le maître d’hôtel (est-ce ainsi qu’on dit ?) de nuit qui avait été gentil avec Daphné y était (oui), remonté la rue jusqu’au boulevard où, avant de tourner à gauche pour rentrer à la maison, je me suis souvenu que j’avais croisé Pascal Praud au Proxi service, me suis demandé ce qui allait remplacer Paringer, et suis rentré à la maison. Cette page, me dis-je à présent, doit faire partie, sous une forme légèrement modifiée, sans aucun doute, cette page du journal doit faire partie du projet Paris.