trente janvier deux mille vingt-trois

Dans le système décadent du capitalisme tardif, l’achat d’un blue jean se mue inévitablement en odyssée métaphysique, plongée dans les abîmes de l’angoisse,  exploration des noires arcanes de la psyché, quête d’un sens à jamais perdu, lamentation sur la vie. Face au marché, nous sommes comme cet homme que chante Billy Gibbons dans sa vieille chanson et qui, croisant par hasard la femme de sa vie, retrouve alors ce blue jean qu’il croyait perdu : quelque chose nous a été pris qu’on ne veut pas nous rendre et c’est un autre que nous, dépourvu de la moindre morale, qui en jouit à nos dépends. Alors certes, nous vivons encore avec l’espoir qu’un jour nous pourrons reprendre ce qui nous appartenait naguère — c’est ce mince espoir d’ailleurs qui, débile rempart, nous empêche de commettre cet irréparable qui, seul pourtant, serait en mesure de réparer tous les torts qui nous ont été faits — mais, comme quiconque n’est pas définitivement privé de tout sentiment l’entend dans la voix accablée et les notes déchirantes du solo de guitare de Blue Jean Blues, cet espoir n’est que le résidu utopique d’une époque révolue. Ce jean qui, avec ses tâches d’huile et d’essence, était à ton image, ce jean ne t’appartient plus et, avec lui, c’est l’amour ainsi que toute possibilité d’une vie meilleure qui t’ont été ôté. La complainte est la dernière forme artistique susceptible d’authenticité ou, à défaut, du moins d’honnêteté. Qui s’en trouve agacé n’en nie pas la vérité, mais préfère à son déchirement, le voile que sa fausse conscience jette sur la réalité. Qui la singe n’est que le bouffon triste de l’injustice qu’on nous fait ; croyant en tirer profit, il n’en est que l’indigente victime. On accuse qui manifeste sa peine devant la perte du monde, qu’elle s’exprime dans la disparition trop facilement explicable d’un blue jean ou dans le constat que, toujours, nous sommes privés de nos droits les plus élémentaires à disposer de notre existence comme nous l’entendons, de se plaindre, de ne jamais être content, de ne pas se rendre compte de sa chance de vivre dans un tel pays, à une telle époque, plongeant la pointe de la culpabilité au plus profond de ce que l’individu a de plus intime, comme si ce dernier ne savait pas que ce sentiment terrible qui l’envahit et que n’apaise pas l’espoir que ce soit la femme de sa vie qui lui rapporte enfin sa paire de blue jeans est ce qui se tient au plus proche de la vérité. If I ever get back my blue jean / Lord, how happy could one man be / ‘Cause if I get back those blue jeans / You know, my baby be bringin’ ‘em home to me. Il y a une universalité dans l’espoir et dans la complainte qui l’exprime, une universalité de l’utopie qui est la dernière force à ne pas se résoudre au réel de la réalité qu’on nous présente comme unique alternative : il y a tant de mondes possibles, pourquoi ne serait-il pas réel, ce monde dans lequel je serai heureux ? Je pleure parce que je sais qui m’en empêche, il est là, aux bras de la femme de ma vie, qui porte mon vieux blue jean.