trente et un janvier deux mille vingt-trois

Quand la révolution passa sous mes fenêtres, j’étais occupé à autre chose. La vieille dame, de l’autre côté du boulevard, au balcon de son cinquième étage, avait ouvert sa fenêtre, et elle se tenait là, son téléphone portable à la main, filmant le défilé qui passait sous ses fenêtres à elle aussi. Mais pourquoi ? Cela, je ne le saurai jamais et, sans doute, vaut-il mieux que je l’ignore. Quand la révolution passa sous mes fenêtres, je pensais à autre chose. Mais à quoi ? À ce que je ferais, probablement, si jamais la révolution venait à passer sous mes fenêtres. Quand la révolution passa sous mes fenêtres, je n’étais pas tout à fait là où je me tenais, mon esprit, comme on dit, mon esprit était ailleurs, et mes oreilles aussi. Que ferais-je si jamais la révolution passait sous mes fenêtres ? Quand la révolution passa sous mes fenêtres, j’étais en train de jouer une mélodie à la guitare, et le son de mes notes masquait le son des manifestants qui passaient sous mes fenêtres. J’avais les oreilles ailleurs, quelque part où moi-même, je crois, je ne suis pas. La musique porte ailleurs, ou alors elle est en pure perte. C’est étonnant, me dis-je à présent que je regarde le défilé des manifestants, c’est étonnant ce sentiment d’étrangeté sans cesse renouvelé. On se dit qu’un jour, un jour prochain, on finira par se sentir à sa place, mais non. L’autre jour, Nelly m’a adressé une sorte de reproche concernant mon journal, et c’est vrai qu’on doit pouvoir trouver que je suis trop négatif, que je suis trop critique et que, de ce point de vue, du point de qui juge que je suis trop négatif, trop critique, que je me plains, ou que sais-je ? de ce point de vue, donc, on peut trouver que je passe à côté de quelque chose, qui pourrait me donner du plaisir, si j’étais moins critique, si j’étais moins négatif, que je pourrais apprécier des choses que je n’apprécie pas en étant comme je suis, que je pourrais réussir dans la vie si je n’étais pas comme je suis, mais cela présuppose, et c’est assez étonnant quand on y pense, cela présuppose que je serais mieux si j’étais un autre que celui que je suis. Mais cet autre, je n’ai pas envie de l’être : l’idée qu’il faut surmonter son mal-être pour atteindre à un état de bien-être — ce qu’on appelle la résilience — me semble une escroquerie : les gens ne se sentent pas bien, ce n’est pas vrai, ils jettent le voile de la fausse conscience, que cette fausse conscience soit éthique ou chimique, cela ne fait guère de différence, ils jettent le voile de la fausse conscience sur la réalité et appellent cela, la vérité, le bien, la morale. Ce matin, une chercheuse expliquait dans le journal que la valeur morale faisait partie de la valeur artistique des œuvres de sorte que, par exemple, disait-elle, à cause de propos antisémites qu’on trouve dans le Marchand de Venise de Shakespeare, la valeur de l’œuvre en question s’en voit diminuée. Le plus affligeant dans ces circonlocutions confuses, ce n’était pas cette espèce d’arithmétique esthético-éthique (valeur esthétique – valeur éthique = valeur réelle de l’œuvre), mais bien que n’importe quel clampin s’estime à la hauteur pour juger de la qualité des écrits de celui qui est l’un des plus grands artistes de l’histoire de l’humanité. Au fond, comme tout se vaut, comme tout baigne dans un jus de moralité douceâtre, comme rien ne confère plus aucune valeur à rien, chacun est libre de dire son fait à n’importe qui, que ce soit un bédéiste dégénéré ou William Shakespeare en personne, c’est pareil : dans le grand supermarché de l’existence à l’ère du capitalisme tardif, tout se confond dans une indistinction désespérante, on peut régler son compte à Shakespeare en une demi-phrase,  au fond, ça ou un match de foot, on ne voit pas très bien où se trouve la différence ni pourquoi on se priverait de donner son avis, après tout, c’est cela, la démocratie. Que cela ne soit pas, non, la démocratie, que cela ne soit pas, non, la vraie vie, est-ce indicible ? Et pourtant, c’est notre présent ; — notre présent et notre avenir. Quand la révolution passera sous mes fenêtres, je serai en train de faire autre chose, c’est mieux.