Le moment charnière que Walter Benjamin décrit dans son exposé « Paris, capitale du XIXe siècle » (1939) où l’intelligence, en la personne du flâneur, se vend au marché, nous en vivons l’accomplissement total, sans reste aucun. La seule façon de ne pas céder au marché, c’est l’anonymat. Mais cet anonymat est invivable, qui condamne la pensée, l’art au néant immédiat. Benjamin a une expression lumineuse pour décrire ce phénomène, ce passage d’une époque à une autre qui s’opère selon lui à Paris au cours du XIXe siècle. Voici ce qu’il écrit : « Dans la personne du flâneur l’intelligence se familiarise avec le marché. Elle s’y rend, croyant y faire un tour ; en fait c’est déjà pour trouver preneur. » Elle s’y rend, écrit-il dans un jeu de mots qui fait tout le prix de sa prose : l’intelligence va au marché auquel elle se soumet. La soumission de l’intelligence au marché est, comme tout phénomène historique, irréversible. L’histoire ne revient pas en arrière, son progrès est une décadence, et réciproquement. Une fois rendue, une fois vendue, l’intelligence peut bien continuer à fonctionner, elle n’existe plus que comme auxiliaire du marché à qui elle fournit ses services comme autant de marchandises à monnayer. Là où le poète baudelairien révélait encore, dans la structure mouvante, la forme changeante de la ville, l’avancée du capital, l’avancée de la capitale, et le recul conséquent de l’individualité, l’écrivain d’aujourd’hui n’est guère plus qu’un guide touristique qui se paie des mots qu’il continue de vider du peu de sens qu’il leur reste encore. À la fin du dossier A de son livre des Passages, consacré aux passages, magasins de nouveautés, et autres calicots, Benjamin note : « La physionomie des passages apparaît chez Baudelaire dans une phrase du début du “Joueur généreux” : “Il me parut singulier que j’eusse pu passer si souvent à côté de ce prestigieux repaire sans en deviner l’entrée.” » En faisant du passage parisien, l’antre du diable, Walter Baudelaire (ou est-ce Charles Benjamin ?) n’associe pas seulement une valeur morale aux transformations que la ville subit, ce que « Le cygne » fait sur un ton élégiaque, il montre que le poète est l’arpenteur de la géographie infernale de la ville dont il explore les dédales maléfiques. « Observateur, flâneur, philosophe », écrit Baudelaire dans « Le peintre de la vie moderne », et l’association des trois termes, dans leur ordre logique, me semble-t-il, est l’éloquent exposé d’une méthode pour laquelle le spleen n’est pas pure lamentation autotélique, mais arme qui porte au cœur du mal. La passion, la fascination du mal ne condamne pas à la soumission, elle en révèle la nature et l’ampleur. L’ironie du sort de l’écrivain d’aujourd’hui, c’est que, conscient de cette mission de la littérature, il est toutefois incapable de l’accomplir ; quand même il le voudrait, il ne le pourrait pas. Dans le vide des mots qu’il vend au marché, il ne reste plus à l’écrivain que ses yeux pour pleurer.