deux février deux mille vingt-trois

Aïe aïe aïe, j’ai mal, me lamentais-je, à quatre pattes sur mon tapis d’exercice, Aladin égaré au royaume de l’hygiène. Aïe aïe aïe, j’ai mal, me lamentais-je alors que, après être allé courir, j’achevais ma quatrième séquence de gainage. Aïe aïe aïe, j’ai mal, me lamentais-je, probablement parce qu’il m’en restait une cinquième à faire. Qui avait bien pu décider qu’il en serait ainsi ? Eh bien, nul autre que moi-même. Aïe aïe aïe, j’ai mal, dirai-je pour la dernière fois que je me lamentais quand je me suis souvenu de cette objection que je m’étais faite hier, tout de suite après avoir mis ce que j’imaginais être le point final à mon journal : si la mission qui est la sienne, l’écrivain est désormais incapable de l’accomplir, alors pourquoi est-ce que j’écris encore — pour passer le temps ? Si tout est fini, à quoi bon continuer ? C’est vrai, me suis-je fait remarquer, et je ne puis pas exclure que c’était cela et pas seulement le gainage qui me faisait me lamenter, aïe aïe aïe, que j’avais mal, c’est vrai, pour qui commence quelque chose, se trouve heureux de le faire, envisage de manière confuse tout d’abord et puis de plus en plus distincte ensuite d’y consacrer sa vie, avant d’y consacrer effectivement sa vie, s’apercevoir que c’est en vain parce que la seule tâche que nous pourrions accomplir ce faisant n’est pas en notre pouvoir, la tentation est grande de jeter un voile d’obscurité sur la réalité afin de la masquer et de continuer, tranquillement, comme si cela n’avait pas quelque chose de fondamentalement coupable, ce qu’on avait entrepris de faire. Mais toi, me suis-je dit ensuite, toi qui ne peux pas vivre sans déchirer le voile, comment continueras-tu malgré la conclusion que tu viens de tirer ? Les phrases que j’ai écrites hier, j’avais l’intention de les intégrer au projet Paris, où elles seraient modifiées mais prendraient place comme une partie de l’ensemble, car c’est à vrai dire leur place, mais le faire, continuer comme si le problème n’existait pas, comme si toutes les questions qu’il implique ne se posaient pas, n’est-ce pas précisément cela, le piège de l’histoire que pointe Walter Benjamin dans le passage de l’exposé de 1939 de « Paris, capitale du XIXe siècle » que j’ai pris en note hier : si l’on s’est rendu au marché, croire que l’on continue de s’y promener, croire qu’on est libre alors qu’on est aliéné, c’est précisément cela, la fausse conscience ? Dans un passage de l’exposé de 1935 que j’avais noté le jour précédent, Benjamin souligne ce qui est la grande force du capitalisme (ce que j’avais déjà remarqué, pour ma part, sous une forme quelque peu différente, la différence tenant peut-être au vocabulaire marxiste qu’emploie Benjamin, en disant que le capitalisme rend heureux) : « Les expositions universelles transfigurent la valeur d’échange des marchandises. Elles créent un cadre où la valeur d’usage passe au second plan. Elles inaugurent une fantasmagorie où l’homme pénètre pour se laisser distraire. L’industrie du divertissement l’y aide en l’élevant à la hauteur de la marchandise. Il s’abandonne aux manipulations de cette industrie grâce à la jouissance que lui procure son aliénation, par rapport à lui-même et par rapport aux autres. » Cette idée est d’une importance qu’on sous-estime, quand on ne l’ignore pas tout simplement : l’humanité jouit de son aliénation — c’est la grande force, presque sa toute-puissance, du capitalisme. Car, en effet, pour montrer que la jouissance est une fantasmagorie, la transfiguration par l’industrie du divertissement de l’aliénation en jouissance, ou que le bonheur que nous procure le capitalisme est illusoire, il faudrait sortir de notre expérience et la comparer à quelque chose qui  en serait comme le mètre-étalon, il faudrait pouvoir sortir de notre schème conceptuel pour le mesurer à un autre qui nous révélerait la vraie nature des choses. Or, précisément, c’est cela qui est impossible : nous ne pouvons pas sortir de notre expérience, nous ne pouvons pas adopter une sorte de point divin du haut duquel, une fois déchiré le voile de l’illusion, les choses apparaissent telles qu’elles sont en elles-mêmes, pour revenir ensuite vivre en accord avec cette connaissance supérieure. Ou, pour le dire autrement, mieux : ce point de vue supérieur n’existe pas, nous n’avons rien d’autre que notre expérience, rien d’autre que les récits que nous faisons de nos expériences. Une fois que nous sommes parvenus à la conclusion que l’intelligence est vendue au marché, que l’aliénation nous fait jouir, que faire ? Comme il n’y a rien d’autre que cela, pas d’aune transcendante à laquelle rapporter notre expérience, que faire ? On peut raconter toutes les histoires qu’on veut, on voit bien qu’elles finissent par venir se fracasser contre l’écueil qu’exprime sur le ton de la déploration la question : que faire ? De l’autre côté du boulevard, un jeune homme à mèche brune sur son vélo pliable s’arrête le long du trottoir. En quelques gorgées, il finit de vider le contenu de sa canette jaune fluo, la pose sur le trottoir, repart. Comme si de rien n’était. Comme tout le monde.