Qu’est-ce qu’accomplir quelque chose ? J’ai passé une bonne partie de la journée à remettre en état ma vieille Gibson. Et si, en effet, non, tout ne peut pas constituer une expérience d’une ampleur métaphysique, d’une profondeur existentielle, pour moi, le faire, ce n’était pas rien non plus. À quel moment de l’opération me suis-je ainsi souvenu que mon père me criait dessus quand j’étais jeune parce que, d’après lui, je passais trop de temps sur ma guitare ? « Il a une guitare à la place du tromblon », hurlait-il dans son langage fleuri, avant d’entrer dans ma chambre pour m’interrompre et m’interdire de continuer à jouer. Tant d’années après, j’en garde encore un souvenir où se mêlent la terreur et la rancœur. Combien de possibles sont-ils détruits de la sorte, à jamais jetés dans le néant ? Ce n’est pas que je lui en veuille particulièrement — qui n’a pas haï, à un moment ou un autre de son existence, les parents qui l’ont mis au monde ? —, bien sûr, que je lui en veux encore, que je lui en voudrai toujours, tout à l’heure quand je l’appellerai, toutefois, je lui parlerai d’autre chose, parce que, que je l’aie voulu ou non, je suis passé à autre chose, ce n’est pas cela qui importe, non, ce qui importe, c’est qu’en m’attachant à remettre en état cette vieille Gibson, j’avais l’impression de retrouver un moi depuis longtemps disparu. Et peut-être, est-ce elle, la raison pour laquelle j’ai longtemps abandonné cette guitare, pour oublier ce moi sur lequel son père criait pour qu’il arrête de jouer. Je ne suis pas un meilleur père que lui, ce n’est pas ce que je cherche à dire, j’ai cherché à retrouver ce moi perdu et dont quelque trace se trouvait dans ce sublime objet. Cette guitare, je l’ai détestée, parce qu’elle me rappelait ce moi que je n’aimais pas, qui n’était pas comme il fallait, qui ne correspondait au moi que je pensais qu’il fallait que je devienne, qu’il fallait que je m’efforce d’être. Pourquoi est-ce que, aujourd’hui, il me semble que je puis accueillir cet ancien moi dans un nouveau moi qui n’est plus le moi que j’étais hier encore ? Pourquoi me semble-t-il que je puis non me réconcilier, non faire la paix avec lui, ce moi est mort, détruit depuis longtemps par les cris et les années qui, couche après couche, se sont déposées sur lui, mais m’en souvenir sans le haïr, le redécouvrir, sentir les choses qu’il sentait quand, au désespoir paternel,il jouait de la guitare ? Je pense beaucoup à tout cela ce ce moment. Les phrases que j’ai consacrées au blues il y a quelques jours, musique que j’ai tant aimée, tant jouée, ces phrases ne sont pas étrangères à cet ensemble de réflexions, narcissiques, j’en conviens, mais comment faire l’économie du narcissisme ? Le blues n’est pas un genre musical, c’est un sentiment face à la vie. Sous d’autres latitudes, en d’autres temps, un poète français pouvait appeler cela le spleen. C’est la même attitude face à la vie qui se dit de manières différentes selon qu’on est analphabète ou trop lettré, anywhere out of this world. Le blues chante que tout pourrait être parfait, que nous pourrions vivre dans le meilleur des mondes possibles, mais qu’il se trouve que ce n’est pas le cas. Simplement, il ne le dit pas en se plaignant d’être pauvre, d’être un esclave exploité dans les champs de coton, en hurlant sa haine du blanc dont la domination l’humilie, lui à cause de qui il vaut moins qu’un chien, mais en parlant d’amour, d’amour impossible, d’amour illicite, d’amour viril, d’amour perdu, d’amour déçu, d’amour cocu. Got my mojo working, but it just don’t work on you, chante Muddy Waters, bluesman analphabète du Mississippi : j’ai tout ce dont un homme peut rêver, tout, mais la seule chose qui me rendrait vraiment heureux, cette simple chose-là, je ne l’ai pas. Le blues est la complainte utopique de qui ne se résigne pas à la seule expérience défigurée et fausse que le monde l’autorise à faire et dont chaque mot, chaque note de guitare, sans une nuance de politique — car c’est la politique qui nous a mis là —, porte l’espoir révolutionnaire d’un monde meilleur.