Me situais-je dans le temps quand je commençai l’écriture de cette chose immense qui prend forme chaque jour ? J’essaie de m’en souvenir, mais les motifs me semblent désormais si lointains qui m’ont conduit à écrire cette chose, à me dire, voilà, c’est à cela que je vais consacrer une partie de ma vie, et à le faire, tous les jours, à présent. Me le suis-je seulement dit ? Ou cette notion a-t-elle pris forme dans le temps, avec le temps, au fil du temps ? Six ans et un jour de quotidien, donc. Ou pas tout à fait : l’écriture ne fut pas tout de suite quotidienne, elle l’est devenue. M’arrive-t-il de regretter le temps où, certains jours, parfois plusieurs de suite, je m’accordais la liberté de ne pas écrire ? Peut-être ne pensais-je pas à la mort alors ? Mais si, pourtant, alors j’y pensais différemment. N’est-il pas vrai, en effet, que l’exercice de l’écriture quotidienne est intimement lié à la conscience de la mort ? J’allais dire : à la conscience charnelle de la mort, et je crois que c’est la façon juste de le dire, car l’enjeu n’est pas seulement en pensée, il est aussi en chair (incarné), il est dans la chair, dans les marques que le temps laisse sur elle en passant sur moi. A. est morte cette nuit. C’est mon père qui m’a appelé pour me le dire. Mais je n’ai rien ressenti de particulier. En fait, ce n’était plus qu’une question de temps. Et de temps qui s’arrête. La fin du temps, ce n’est pas la même chose que la fin des temps, à moins que la fin des temps ne soit la somme de toutes les fins du temps ? La fin des temps viendra quand le temps aura été épuisé par toutes les vies qui l’ont vécu. Du temps, ce n’est pas d’en avoir plus qui importe, c’est d’en faire quelque chose. Mais pourquoi pas rien ? Quand il y avait des jours où je n’écrivais pas, étais-je libre ? Étais-je plus libre qu’aujourd’hui quand plus un jour ne passe sans que j’écrive ? Je ne sais pas : qu’est-ce qu’être libre ? Ne rien faire ou faire ce qu’on aime et qu’on avait l’intention de faire ? Faire l’amour ? Six ans et un jour, et je crois que cet anniversaire, avant, je le fêtais (pour ainsi dire) comme une performance, comme un : « Regarde ce que tu as accompli », mais il n’en va plus ainsi, l’écriture et ma vie ont fusionné, elles ne sont plus qu’une.