huit février deux mille vingt-trois

Je suis si fatigué que je ne comprends pas ce que les gens me disent. Ou alors est-ce qu’ils me racontent n’importe quoi ? Comment savoir ? C’est indécidable. Mais qu’est-ce qui est décidable ? Dans la cuisine, cependant que je remplis ma nouvelle gourde, agrégeant un certain nombre d’arguments entre eux, je me fais remarquer que nous sommes probablement en train de nous orienter vers une situation sociale et politique semblable à celle de l’Ancien Régime, où une classe minoritaire jouissait de prérogatives dont la classe majoritaire était privée. Situation semblable seulement, l’histoire ne revenant pas en arrière, mais qui est au fond celle de l’immense majorité des sociétés, tandis que la nôtre, je veux dire celle qui est issue des Lumières et de la Révolution française, et qui fut une société à vocation égalitaire, n’aura été qu’un accident dans l’histoire de l’humanité, un accident heureux, certes, comme il y en a parfois dans certaines sociétés, mais rien d’autre qu’un accident. Pas un nouvel état de nature. Or, il aura fallu plus de mille ans (1311, pour avancer un chiffre précis, 1792-481), plus de mille ans pour instaurer cette société égalitaire. Ainsi, le processus dans lequel nous nous engageons, il n’est pas tout à fait impossible qu’il dure aussi longtemps. Pas un nouvel état de nature, ai-je dit. Est-ce pour cette raison, parce que nous ne croyons plus à cette nature que, pourtant, nous prétendons protéger — alors qu’en réalité, tout dans nos mœurs nous le crie, nous la haïssons —, est-ce parce que nous ne croyons plus à la nature que, croyant l’accomplir dans la multiplication à l’infini des niches identitaires, nous abolissons l’égalité ? Est-ce en exigeant l’identité des identités que nous condamnons l’égalité ? Je ne sais pas. Je suis si fatigué. Je me suis perdu quelques instants, dans une sorte de faille du temps, attention captée, plus rien à penser, tu te dissous dans un flux plus grand que toi, plus puissant que toi, tellement d’informations, et rien à comprendre, et puis je suis revenu dans cette espèce de réel, sorti du réseau où j’étais tombé, et je me suis dit : mais pour que le fleuve coule, encore faut-il qu’il y ait un lit. Faut-il le dire à qui se croit fluide ? Tout coule. Rien ne coule. Qu’est-ce que j’y comprends ?