Avoir aimé et avoir été aimé en retour, quelle autre preuve que notre vie aura été réussie ? Morale décevante ? Au contraire ; n’est-elle pas porteuse d’une utopie plus révolutionnaire que toutes les politiques, l’utopie d’en finir avec tous nos délirants désirs — de puissance, de richesse, de pouvoir ? L’utopie de retrouver un rapport vrai avec les êtres, avec ces quelques autres qui sont à notre goût, avec nous-mêmes, avec l’univers. Retrouver, ai-je écrit, et peut-être n’est-ce pas le meilleur verbe, peut-être ce rapport authentique avec l’univers n’a-t-il jamais existé, peut-être nous appartient-il de l’inventer. Ce serait une sorte de dépassement salutaire du romantisme dont parle Michael Löwy (romantisme dont il donne la définition que voici : la « protestation culturelle contre la civilisation capitaliste occidentale moderne au nom de certaines valeurs du passé ») pour, sans se référer à une origine hypothétique, projeter l’utopie dans l’avenir le plus proche. On comprend la fonction argumentative de cette origine, mais ne repose-t-elle pas sur une sorte de paralogisme ? En effet, ce n’est pas parce qu’une chose a existé qu’elle existera de nouveau. Au contraire, l’histoire ne revenant pas en arrière, cette origine, à supposer qu’elle existe, cette origine est à jamais perdue pour nous ; c’est l’éden, le paradis perdu, pas la possibilité d’un monde réel. Non retrouver donc, mais inventer (au double sens étymologique) un rapport vrai, authentique avec l’univers. L’amour est l’une des formes que peut prendre ce rapport. Est-ce la seule ? On a envie de dire que non, mais peut-on réellement en être certain ? Il y a des modes d’accès à l’amour, mais n’est-ce pas là que tout s’épanouit ? J’étais très inquiet à l’idée de faire ce voyage éclair hier, mais j’en suis revenu apaisé, je crois, plus confiant en moi, plus tolérant aussi. Le gris du ciel ne m’en a pas fait regretter le bleu. Déjeunant avec mon oncle et ma tante en attendant le train (quant à eux ils attendaient le bateau), nous avons parlé de la Corse, et il m’a presque semblé que mes sentiments pour cette île étrange, cette origine suspecte, seraient susceptibles de changer. Le sont-ils vraiment ? Comment savoir ? Peut-être ne le faut-il pas. Comme il ne faut pas attendre de révélation, mais que le ciel s’éclaircisse, ce qui ne manque jamais de se produire. Pourquoi donc n’aurions-nous pas foi en l’avenir ?