C’est dimanche, il est bientôt dix heures et demie, et je suis toujours au lit. Depuis une heure et demie, je crois, je travaille ici, allongé, dans une pénombre relative qui me convient à la perfection, me semble-t-il. Je n’ai pas envie de me lever, j’aimerais demeurer où je me trouve, là, dans cette paix où je me love, pendant un laps de temps indéterminé, mais suffisamment long, toutefois, suffisamment long pour oublier que le monde existe, qu’il disparaisse enfin, qu’il devienne réellement extérieur, lointain, étrange, incompréhensible, indifférent. Ce qu’il est déjà ? Oh, je ne sais pas, je ne sais pas si je dirais cela, non, peut-être l’est-il déjà, mais ce n’est pas la bonne question, la bonne question, c’est que nous n’en ayons nulle conscience, que nous soyons enfermés dans la conscience restreinte de notre périmètre étriquée : comment cela se fait-il ? Les rideaux tirés, ma conscience n’a pas de limites, enfermée dans l’espace étroit d’une chambre, elle s’étend partout où peut atteindre la pensée, il n’y a plus de limites, il n’y a plus vraiment de différence entre le rêve et la veille, la fiction et la réalité, les choses, les êtres se dilatent, se métamorphosent, si j’avais assez de temps pour ce faire, je pourrais composer le monde d’une manière tout autre, d’une infinité de façons tout autres, comme jamais il ne fut. Ce n’est pas que je n’aime pas le monde, non, la phrase même n’a guère de sens, non, ce n’est pas cela, mais alors quoi ? Eh bien, cette idée d’un monde unique, quand on l’aborde sans préjugés, n’est-elle pas profondément décevante ? Voilà, nous dit-on, désignant d’un geste l’étendue de l’univers, et on sent, dans ce geste désabusé, toute la lassitude de l’univers : voilà, c’est tout. Oui, c’est immense, oui, c’est infini, en effet, mais au fond, ce n’est pas grand-chose, ce n’est pas grand-chose puisque c’est toujours la même chose. J’ai toujours envie d’être ailleurs, là où je ne suis, et je comprends pourquoi : ce que je désire, ce n’est pas tant l’ailleurs en question (ce quelque chose = x), lequel ailleurs peut être désirable, je ne le nie pas, mais combien d’autres le seraient-ils tout autant ? Non, ce qui m’ennuie, c’est notre limitation (enfin, notre limitation, je veux dire la mienne, celle des autres, après tout, c’est leur problème, pas le mien), la mienne qui semble indépassable : alors que nous pourrions vivre des milliards de vie, à la fin, nous n’en aurons jamais vécu qu’une seule. N’est-ce pas terriblement décevant ? Découvrant au fond d’une cave un mystérieux objet où tout l’univers se voit contenu, nous n’en demeurons pas moins enfermé dans notre peau, coincé dans nos idées, toujours la même tête, à cette regrettable nuance près qu’elle vieillit, — inéluctablement. Beaucoup d’adverbes dans ces phrases matinales, non ? Quelle importance ? Faudrait-il les bannir ? Et laisser des espaces blancs à la place ? Il y a un interstice là-bas, entre les deux rideaux, par lequel la lumière du jour pénètre dans la chambre. Elle contraste avec la lumière de la lampe de chevet : la lumière du jour me semble grise (je ne sais pas quel temps il fait dehors) tandis que la lumière de la lampe de chevet est jaune. J’ai songé à parcourir la distance qui me sépare des rideaux pour faire plonger dans la pénombre renouvelée cet interstice par lequel le jour s’engouffre, mais j’y ai renoncé. Déjà, je songe au moment où je devrais me lever et je sais, oui, d’expérience, je le sais, je sais que je vais regretter mon poste de disparition : j’étais bien là, où s’ouvrait devant moi une infinité de mondes inconnus.