Faut-il, comme je viens sérieusement de l’envisager, porter un casque téléphonique non connecté dans la rue afin de pouvoir converser librement et à haute voix avec moi-même sans passer pour un fou total ? Ou bien dois-je me moquer du qu’en-dira-t-on et faire ce que bon me plaît quand bon me plaît parce que tel est mon bon plaisir ? Pas facile de décider. Faut-il abandonner toutes les conventions sociales au nom de la liberté absolue de l’individu (cette forme de libéralisme égoïste extrême qui conduit de nos jours les gens à penser qu’ils jouissent d’une autorité absolue à la première personne sur leurs contenus de conscience, comme si l’accès à ces contenus de conscience n’était pas médiatisé par le langage qui, lui, est public, ce qui est à peu de choses près le sens de ce qu’on a appelé l’argument du langage privé chez Wittgenstein, qu’il n’y a qu’eux qui sachent vraiment ce qu’ils ressentent et qu’ils sont infaillibles en ce qui les concerne, ce qui est absurde) ? Pourquoi pas, mais pour les remplacer par quoi ? Rien ? N’importe quoi ? De fait, il y a bien longtemps que les conversations, et même les pensées, ne sont plus privées, elles s’expriment sur la place publique sans filtre, ni beaucoup de réflexion, il faut en convenir. Or, qu’il n’y ait pas de langage privé, cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de vie privée, ou plutôt, que la vie privée ne soit pas quelque chose de nécessaire. Secret, discrétion, quant-à-soi ne sont pas des pudeurs d’un autre temps, des tabous qu’il convient d’abattre, mais des attitudes qui expriment une civilisation supérieure. Supérieure à quoi ? En effet, de nos jours où tout a fini par se valoir, la question se pose, et la réponse avec, la seule que notre époque puisse accepter : à rien, supérieure à rien. Qu’est-ce qui justifie qu’on le rompe le silence ? C’est une question que je me pose parfois, peut-être pas assez souvent tant il est vrai qu’il m’arrive, à moi aussi, de rompre le silence pour rien, ou pas grand-chose. En fin de matinée, quand je suis sorti me promener pour m’aérer les idées (elles en avaient grand besoin), j’ai constamment été agressé par des comportements (comme cette touriste qui venait d’aller glisser son petit papier sur la tombe de Simone), des odeurs (infâmes cigarettes, infectes vapoteuses), des bruits (tous ces gens qui parlent dans leur vocabulaire ordurier), mais je n’ai rien dit, je n’ai rien fait que ce que j’étais déjà en train de faire, j’ai marché, du boulevard où je réside au jardin où sont les plantes en passant par le cimetière où sont les cadavres et puis de retour chez moi sur le boulevard en passant par le jardin où sont plantées les statues des reines de France, j’avais besoin d’un silence plus grand, d’un silence introuvable, d’un silence constamment violé par qui n’en sait pas le prix. Qu’est-ce qu’une vie pour qui ignore le prix du silence ?