Ne pas s’effondrer. Parfois, le désespoir est si grand qu’il semble que le mot même soit trop fort. Comment cela se fait-il ? Ne devrait-ce pas être justement l’inverse ? À force d’être chargés de missions qui ne sont pas les leurs, les mots perdent toute signification, ils n’expriment plus la vie dont ils sont censés être la quintessence. Vision étroite qui voit les phénomènes détachés les uns des autres. Or, les mots vides de sens déchaînent la violence : la guerre, c’est ce qu’on fait quand on ne se comprend pas. Que penser d’un monde où les machines traduisent ? Je ne sais pas. Je ne veux pas savoir. Je ne veux rien savoir. Je ne veux rien penser. Il me semble que, pour survivre, mon cerveau trouve toujours de nouvelles idées qu’il abandonne avant de les avoir menées à bien. Toutes tombent. Caduques, un hiver succède à un autre. Aussi, de cette énième idée que j’ai eue ce matin après avoir lu la page du journal d’une autre année, je ne sais que faire. Dans la bibliothèque, l’absence de dérangement des livres en relation directe avec cette idée semble indiquer que je l’ai déjà eue il n’y pas si longtemps, mais alors que lui est-il arrivé ? Que faire de tout ce que je ne mène pas à bien ? Non que tout puisse être mené à bien, ce n’est sans doute pas vrai — ce n’est pas parce que j’ai une idée que c’est une bonne idée —, mais il y a sans doute des idées qui mériteraient de l’être, menées à bien. Manque de volonté, de détermination, de discipline, de suite (logique) dans les idées, une certaine indolence, et quoi d’autre ? Étrange, ce confiteor. À l’exception de ce journal, rien. Des pages que j’ai écrites ces deux derniers jours, j’ignore qu’en penser : une interprétation charitable en ferait l’expression d’un amour immense de la vie, mais une autre ? Une autre, serait-ce encore une interprétation ? Il m’arrive moi-même d’hésiter à écrire ce que je pense écrire (je crois l’avoir écrit ici même, déjà, il y a deux ou trois jours), et cette crainte ne me fait-elle pas du tort ? Qu’est-ce à dire ? Qu’en un sens, je suis trop bien élevé. Certes, mais n’est-ce pas heureux ? La langue ne saurait servir à dire n’importe quoi. Mais alors, à quoi ? Son ultime raison d’être est esthétique, d’où le désespoir que j’ai dit éprouver en commençant : comment peut-on si mal parler ? Le laid, le voilà le mal.