dix-neuf février deux mille vingt-trois

Pendant des siècles, la sagesse a consisté à vouloir savoir, connaître tout ce qu’il était possible de connaître, aujourd’hui, elle consiste à ne plus rien savoir du tout. Il y a tant d’informations, jusqu’à la nausée, tant de faits et d’interprétations, que savoir ne signifie plus rien du tout, que le bâti de la connaissance s’effondre sous son propre poids, la masse absurde de son accumulation. Ce n’est pas tant qu’une connaissance universelle, comme on raconte qu’elle était celle de Pic de la Mirandole, soit désormais impossible, parce qu’il y a trop de connaissances, des connaissances trop complexes, pour l’esprit humain, c’est que la connaissance universelle a en soi cessé d’être désirable : tout savoir, cela signifierait savoir aussi un nombre incalculable de faits répugnants, insignifiants, débilitants. Qui saurait tout, aujourd’hui, ne serait pas un esprit universel, mais un débile universel, sa connaissance l’anéantirait non en raison de la puissance qu’elle lui conférerait,  comme dans un délire faustien, mais de l’impuissance à laquelle elle le réduirait : tout = rien. Qui se confronte au spectacle de l’univers médiatisé par l’humanité se trouve désemparé, comme dépersonnalisé : qui sont ces gens qui s’adressent à moi, parlent en mon nom, au nom de l’humanité, que veulent-ils, que me veulent-ils ? Jamais, dans l’histoire de l’humanité, on n’a produit autant de biens, de services, de connaissances, de contenus, de vérités, et jamais ces productions n’auront été aussi ineptes. Et, on continue, et on accélère, et on intensifie. Et personne qui ralentisse parce que personne n’est capable de ralentir, surtout pas les décroissantistes qui, victimes de l’illusion rousseaussiste d’après laquelle l’homme est bon, fondent tous leurs espoirs sur une origine introuvable dont l’absence ruine tout l’édifice de leur idéologie mollassonne. C’est le ralentissement même qui est impossible. Face à une excitation de l’intelligence telle qu’elle conduit à la perversion de l’intelligence, il faut accepter la bêtise, mieux : il faut vouloir être bête, il faut vouloir ne plus rien comprendre, il faut accepter de ne pas s’y retrouver, de ne plus savoir ni où l’on est ni où l’on en est, il faut accepter d’avoir les yeux ronds comme ceux d’une vache qui voit passer d’étrangers phénomènes auxquels elle n’entend rien, il faut accepter l’étrangeté radicale du monde, l’étrangeté radicale de soi au monde, il faut arrêter net, tout, d’un coup. Et rester là, et se pénétrer de ce sentiment, de cette incompréhension originelle — originelle, c’est-à-dire : qui seule est porteuse d’avenir. À l’arrêt soudain, lourd comme la pierre dans le cours du fleuve, pas fluide du tout, il n’y a qu’ainsi que je puis avoir quelque chance de savoir qui je suis, quand même non, mes sœurs, non, mes amis, quand même ce ne serait pas beau à voir. La vie est à ce prix.