vingt février deux mille vingt-trois

Ce monde n’est pas pour moi, ce pourrait être une conclusion, pas la seule, non, en effet, mais une parmi d’autres, oui, une conclusion à tirer de certains jours comme aujourd’hui : il y a tout un monde d’où je me sens exclu parce que ce que j’y cherche ne s’y trouve pas, tout un monde où il n’y a pas de place pour moi parce que ce sont d’autres qui occupent la place où je pourrais exister, même au rayon littérature allemande de chez Gibert, il n’y avait qu’un pauvre volume d’occasion de l’Homme sans qualités de Musil et, quand j’ai consulté le sommaire de cet ouvrage intitulé Wittgenstein en France, j’ai constaté que le nom de Jean-Pierre Cometti n’y figurait tout simplement pas, que la bibliographie l’ignorait complètement, lui qui a traduit, publié, commenté, enseigné Wittgenstein pendant des années, on pouvait sauter à pieds joints par-dessus lui, effacer son nom de l’histoire, faire comme s’il n’avait jamais existé, dans le plus pur révisionnisme intellectuel, sauf qu’on y parlait de Badiou, ce vieux maoïste qui a daigné consacrer en tout et pour tout 128 pages à notre philosophe, évidemment qu’on parlait de lui. Pourquoi ? Que tout soit réduit à l’état de pure marchandise, c’est ce qui paraît trop évident à dire et que, pourtant, il ne faut cesser de répéter : il ne faut cesser de s’insurger contre la marchandisation du monde, de la culture, de la pensée, répéter inlassablement que ce n’est pas cela, le monde, la culture, la pensée, et tant pis si la majorité n’écoute pas, si la majorité n’entend pas, tant pis, si le monde est un immense néant où tu n’as pas ta place, il faut refuser de se laisser transformer en marchandise soi-même, il faut être possesseur de soi, refuser de se laisser déposséder de soi. C’est épuisant, c’est vrai, non, je ne plaisante pas, c’est épuisant, littéralement, c’est ce que je me suis dit, l’autre nuit, m’apercevant que je venais de m’endormir sur le canapé parce que j’avais trop bu, je m’en suis voulu parce que faire ce que je faisais, c’était une façon de renoncer à mon existence, mais comment faire autrement ? Parfois, je n’ai pas la force de faire autrement et alors, parmi toutes les solutions, je choisis la plus simple, et je m’y adonne sans retenue, j’oublie tous mes scrupules, j’oublie toutes mes idées. Mais, quand je me suis réveillé, j’ai eu un honte de moi, j’aurais pu passer le fait sous silence, prendre la pose, faire comme si cela n’avait jamais eu lieu, éviter la honte ainsi, mais non, je me suis dit qu’il fallait arrêter de renoncer. C’est vrai qu’il faut que j’arrête de renoncer, mais où puis-je trouver la force d’y parvenir, où trouver l’énergie pour ne pas et l’énergie pour ? Faut-il que je me sente exclu de ce monde pour trouver la force nécessaire d’accomplir ce qu’il me faut accomplir ? Tout ne serait-il pas tellement plus simple si je me rendais tout simplement à ce monde, si je déposais mes faibles armes (quoi ? quelques phrases tout au plus) à ses pieds et si je me soumettais à lui ? Tellement plus simple, oui, tellement plus simple. Aujourd’hui, je suis sans conclusion édifiante, il faut qu’il en soit ainsi.